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J'ai compris

Pierre Béguin

écrivain

Littérature

Terre de personne

Extraits de presse

Extraits du livre

Roman , 160 pages , Ed. L'AIRE - 10/2004.

Prix de la Fondation Schiller 2005

Extraits de presse

«Le style de Pierre Béguin traduit, par la densité fiévreuse et compacte des phrases, le climat humain et géographique de cette mortelle randonnée.»

Mireille Schnorf, Presse-Hebdo, 9 mars 2005

«La force du texte, servi par une prose précise et expressionniste, réside dans l’équilibre entre les rebondissements et la plongée dans les tréfonds de l’âme humaine. Une magnifique parabole sur fond de choc de civilisations.»

Angel Corredera, Le LittérAire, printemps 2006

Livre de la fondation Schiller 2005.

« Avec Terre de Personne, Pierre Béguin nous donne tout à la fois un roman d'aventure et un récit métaphysique dans le droit fil du Malraux de La Voie royale et du Conrad de Au Coeur des ténèbres. Roman d'une quête, quête de soi, quête de sens, au coeur de l'Amazone, Terre de Personne est un livre qui transporte et dépayse servi par une écriture belle et sensible. »

Fondation Schiller

Extraits du livre

p. 13 — 16

Longtemps, j’ai vécu avec l’extraordinaire présomption d’être l’homme le plus lucide que je connusse. Il me semblait que l’humanité entière végétait dans une sorte de tintamarre illusoire dont je me sentais exempté. J’étais convaincu que tous mes semblables se trompaient, qu’ils étaient essentiellement naïfs, et je m’attribuais la lucidité de ne participer en rien à une comédie où s’entassaient un ramassis d’êtres inutiles que l’orgueil seul poussait encore à s’agiter.
Je ne voyais alors dans cette attitude ni mépris, ni affectation, ni même mégalomanie, simplement une fulgurante et inébranlable certitude que ce théâtre de niaiseries et de suffisance ne me concernait en rien. Mon destin se jouait ailleurs, hors scène, là où les poses festives et désinvoltes allaient se perdre en ombres brumeuses parmi les vestiges d’une terre âpre et malheureuse.
Mais j’ignorais alors avec quelle malignité nos certitudes dérobent à nos yeux le côté par où elles nous tiennent prisonniers. Maintenant que je reste seul avec mon âme et mes souvenirs dans le demi-jour de mon existence, je sens bien que cette suffisance n’était en fait que l’expression de la vague nostalgie des facultés que je ne parvenais pas à exercer. Cette forme d’impéritie, dans un ultime raidissement, refusait encore de s’avouer, mais les frottements successifs et entêtés de mon destin devaient bientôt m’en révéler l’atrophie. Sans m’en rendre compte, j’avais dédié ma vie à la recherche d’une preuve susceptible de me certifier à moi-même que je n’étais pas inférieur à tous ceux dont je me sentais profondément exclu.
Cette présomption, jusqu’alors sans contours définis, allait trouver un défi à sa mesure dans les archives de la Bibliothèque Nationale de Bogota. J’avais pris l’habitude de m’y rendre, quand mes études de Lettres m’en laissaient l’opportunité, pour y compulser les chroniques que les conquérants espagnols, et les jésuites surtout, avaient soigneusement compilées. Il n’était question que des richesses incalculables contenues dans les milliers de tombes où les morts, avec leurs masques dorés et leur attirail funéraire, attendaient la profanation depuis des siècles. Les religieux comme les aventuriers qui suivirent la première vague de conquérants emmenés par Benalcázar ne s’intéressaient qu’à l’or et aux métaux précieux, dédaignant systématiquement les figures en céramique et les ustensiles domestiques qui accompagnaient les âmes dans leur nouvelle vie. Mais la mode spéculative de certains collectionneurs, plus cupides encore que leurs ancêtres, devaient bientôt leur donner un attrait nouveau en même temps qu’une valeur marchande inestimable. Il suffisait de piocher, disait-on, pour découvrir les vestiges d’une antiquité aussi émouvante que précieuse.
Ce fut durant cette période de labeur bénédictin que je découvris, dans un ouvrage fatigué du début du siècle, une chronique sur la succession des encomiendas qui devait par la suite causer tous mes malheurs. Elle faisait mention de deux sites sacrés localisés en 1640 au nord-ouest de l’Amazonie, près du río Caquetá, aux abords de la Cordillère, par un jésuite du nom de Maximino Rivero alors chargé de tracer une route destinée à relier deux encomiendas. A cette époque, par une accumulation d’adjudications, d’héritages et de donations soulignant son infatigable activisme de fourmis dans le labyrinthe des influences politiques et privées, la compagnie de Jésus du Collège de Santa Fe avait obtenu le droit d’exercer sa souveraineté sur un territoire aussi grand que l’Espagne elle-même, avant qu’une cédule du Roi Carlos III n’ordonnât, le 5 avril 1767, leur expulsion immédiate et définitive. Certes, les jésuites avaient préalablement dépouillé les hypogées de tout ce qu’elles pouvaient contenir de métaux précieux mais il était fort probable que leur accès difficile les eût préservées de pilleurs peu enclins à se risquer dans ce genre de territoires.
Je me plaisais alors à consigner tous ces renseignements avec une patience minérale, non pas que j’eusse l’intention de les exploiter, mais parce qu’ils constituaient autant de petits succès d’écoliers dont s’emparait mon imagination pour en faire aussitôt des triomphes d’empereur romain. Je passais ainsi des heures à élaborer des plans, à tracer des itinéraires voués au naufrage de l’oubli par les difficultés même de l’entreprise, avant que ma rencontre avec Julio César ne leur conférât hélas! une dimension plus concrète. Car cette possession qui m’habitait n’était pas due à l’attrait des richesses sommeillant à portée de pelle. Non! C’était autre chose de plus profond, de plus indéfinissable, une manière de haine secrète contre ces manifestations dérisoires du vain et ridicule désir des hommes de survivre à leur passage sur terre. Sur le moment toutefois, je n’en avais pas conscience. Dans la banalité où s’écoulait, comme une eau grise et sans mémoire, ma poussive existence d’étudiant, ces récits de conquérants, auxquels vinrent s’ajouter les témoignages de quelques guaqueros rencontrés au hasard d’un bar, sentaient bon la poussière des chemins. Mon imagination se projetait vers ces régions perdues pour paumés ou pilleurs, comme dans une porte ouverte sur l’aventure d’où s’exhalait une senteur sauvage de liberté. Et même s’il m’arrivait parfois d’admettre que ce parfum ne contenait qu’illusions ou rêves, je n’en restais pas moins convaincu que ces rêves représentaient la seule réalité qui me fût permise.
Je devais bien vite comprendre à quel point les événements sont lisses et combien peu de prises ils offrent à celui qui ne sait les forcer.

p. 21 — 25

Les repérages n’avaient laissé comme possibilités que quelques terrasses où les peuples précolombiens cultivaient leur maïs. Plusieurs dizaines de guaqueros s’étaient éparpillés sur cette succession de plateaux, sondant le terrain, creusant le sol ou recherchant, à l’aube et au crépuscule quand la luminosité moins aveuglante laissait traîner des ombres géantes qui découpaient chaque inégalité de terrain, les endroits élevés pour mieux distinguer les dénivellations, les monticules, les tumulus, les taches plus fertiles signalant une terre remuée. Ainsi subsistent au travers des siècles, pour l’œil averti, les traces de sépultures et l’espoir de trésors enfouis. Agglutinés sur ces sites, nous avions l’air d’une masse de vers grouillant au soleil, se tordant dans la pénombre de la poussière qui nous emprisonnait comme du bétail parqué. Et la concurrence même nous incitait à la hâte.
Cette précipitation faillit causer ma perte. L’humidité du terrain, si elle facilitait l’excavation, eût dû m’inciter à davantage de prudence, dont la plus élémentaire aurait exigé que je m’en tinsse rigoureusement au diamètre de la tombe. Une fois remuée, et même après des siècles, la consistance de cette terre conserve toutes ses différences: plus molle, plus fertile car absorbant mieux l’eau, elle signale à tout œil expérimenté non seulement la présence d’une sépulture mais elle indique également avec précision l’emplacement de la crypte. Pour autant que l’on creuse dans les strictes limites de sa circonférence. Cependant, l’excitation croissante, l’ivresse de la découverte, la fatigue aussi avaient peu à peu entamé ma lucidité au point que j’avais probablement touché d’abord, et fortement entaillé par la suite, les parois latérales de terre vierge qui assuraient la solidité de l’excavation.
Le premier éboulement ne fut qu’une coulée de terre provenant d’une veine molle au-dessus de ma tête. Pourtant, suant comme un damné et respirant un air pimenté qui incendiait mes poumons, je n’entendis pas le signal. Le trou atteignait une profondeur respectable étagée sur trois strates de terre nettement distinctes les unes des autres. D’après les indications obtenues par le bâton sonde, je pressentais déjà dans une sorte d’imminence vertigineuse le tombeau indien et ses supposés trésors sous mes pieds. Une humidité croissante mêlée à l’atmosphère poivrée commençait à imprégner l’excavation. Elle me laissait croire que je touchais au but, me grisant si bien que je ne prêtai guère attention à cette légère fissure qui s’était formée à la jointure de la terre végétale et de l’espèce d’argile qui lui succédait. J’avais hâte d’en finir avec ce troisième étage de terre blanche parsemée de points jaunes et noirs, pareille à une peau couverte de taches de rousseur et de grains de beauté. Aussi me remis-je à creuser sans plus me préoccuper de la coulée que je sentais pourtant tomber sur ma tête et mes épaules.
Le second éboulement survint en deux moments distincts mais si rapprochés l’un de l’autre qu’il ne me laissa guère le temps de réagir. Un violent et soudain affaissement m’ensevelit d’abord les jambes jusqu’à la taille. Je voulus bouger les extrémités mais, irrémédiablement, elles faisaient bloc avec la terre, comme prises dans une gangue de plomb.
Sous l’effet de la surprise, je ne réalisai pas de suite la gravité de la situation. Tout à coup, une assise entière s’engloutit dans la faille provoquée par l’éboulement et un lourd bloc s’écroula sur moi dans un fracas d’eau en crue roulant sur des pierres. A peine eus-je l’ultime réflexe de me protéger le visage des avant-bras qu’une nuit épaisse et solide m’avala dans une horrible impression de catastrophe. Tandis qu’une douleur lancinante grandissait dans les os des jambes avec des élancements de chair broyée, il me sembla qu’un invisible ennemi m’enfonçait des aiguillons à bœufs dans le corps et que, sous la puissance des coups, mon épine dorsale n’était plus qu’une branche pourrie sur le point de rompre.
Hébété par la violence du choc, j’en étais à sonder des yeux la nuit sinistre quand, brusquement, j’eus l’exacte conscience de ce qui s’était passé. Une indicible panique m’envahit, me transformant instantanément en une sorte de taupe frénétique comme si le mécanisme intérieur qui me soutenait depuis tant d’années s’était emballé sous l’irruption d’une pulsion incontrôlable. Dans l’urgence de la frayeur, je ne sentis tout d’abord ni l’asphyxie ni le sang qui jaillissait sous les ongles et à la pulpe des doigts écorchés par ce tuf tiède et rétif m’assaillant sans relâche comme un ennemi entêté.
Mes efforts ne firent que réduire encore la poche d’air concentrée entre ma bouche et mes bras. Le découragement monta avec l’étouffement. La rage faiblit. Les pensées les plus disparates et les plus fragmentaires se mirent alors à déferler dans ma tête, réveillant en moi des signes que j’avais depuis longtemps anesthésiés et qui m’apparurent sur le moment inexplicablement funestes. Parmi ce torrent d’images isolées ou superposées, je me souviens avoir aperçu ma mère, et moi sur ses genoux donnant à manger aux pigeons, et le soleil filtrant entre les arbres, ma mère encore me tenant par la main dans une rue bordée de magasins, les cheveux d’une femme penchée sur la baignoire pour me laver les pieds, la lumière argentée de la pluie tombant sur les carreaux, une chaise vide, et moi, à table, mastiquant ma viande sans parvenir à l’avaler, les poumons oppressés par une suffocante odeur de sang. Mais ce n’était déjà plus tout à fait une image sinon cet agglomérat tiède pressant mon corps de toute sa force.
Je puisai alors dans la terreur à nouveau sensitive les ressources de me défendre encore. L’instinct libéré se confondit en une fureur retrouvée. Une férocité incandescente enflamma soudainement mes yeux et mon sang. La volonté tendue, je me portai violemment contre cette obscurité terreuse comme s’il se fût agi d’un duel mortel contre un être de chair informe auquel j’aurais été lié par une indéfectible haine.
Mais cet ultime sursaut n’était animé que par la rage du désespoir. Alors, les ténèbres se firent plus profondes, tyranniques, étouffantes. Peu à peu, un dégoût de bête exténuée, croissant avec l’asphyxie, fléchissait ma volonté, s’infiltrant dans mes membres jusqu’à en paralyser tout effort. Une terre humide et étrangement fangeuse semblait prendre possession de mon corps dans de fortes contractions comme si mon organisme, sous l’impulsion d’une force redoutable, se laissait emporter par la substance primordiale d’un flot amniotique.
Je cessai de lutter, cédant avec un agréable sentiment de libération aux mâchoires obscures de cette nuit solide qui me dévorait vivant. Les élancements de ma chair se transformaient en un mystérieux délice qui semblait sourdre du silence sépulcral dans un souffle mélodieux.

p. 77 — 83

Glissant dans son lit large, le fleuve ressemblait à une huile lourde et luisante d’où s’élevait, comme une trame secrète, une rumeur dans laquelle on sentait battre le pouls du permanent. On devinait les îlots de pontédérias aux souches noires cernées d’écume où se faufilaient des ombres fuyantes triturées par les mâchoires de la forêt.
Brusquement, la nuit chargée de bruits et d’arômes dévora tout. Seuls le tremblant miroir de l’eau, griffé sur ses bords de vaguelettes phosphorescentes, et l’éclat spectral du banc de sable, rongé par endroits de petits cratères d’ombres, scintillaient encore sous une lune aussi gonflée qu’une bulle de savon prête à éclater.
A hauteur de tête, là où les flammes du foyer cessaient d’exister, des pluies d’étincelles s’envolaient dans l’obscurité. Elles formaient des couronnes de nuages en feu se prolongeant en une mince colonne de fumée avant de se défaire en lambeaux cotonneux dans les ténèbres bleutées et rayées de lucioles. L’ombre d’un oiseau les traversait parfois comme un flèche.
Sous le poids de la chaleur qui nous fouillait le corps minutieusement, aucun de mes compagnons ne parvenait vraiment à trouver le sommeil. Julio César demeurait impassible sous sa moustiquaire, tandis que l’indien semblait complètement effacé de la surface de la terre. Mais j’entendais distinctement Victor Hugo geindre et se tordre sous l’effet des brûlures comme s’il eût été pris de coliques.
Tout à coup, il se leva en maugréant qu’il allait chercher de l’eau pour faire du café. Je l’accompagnai jusqu’au fleuve. La lune polissait la surface d’un vernis métallique d’où s’exhalait une haleine de fange remuée et de poissons morts. Diluée dans l’accablante densité de la chaleur, l’odeur semblait se transformer en une substance moite et suffocante qui nous rongeait comme un animal entêté avec une implacable obstination.
Victor Hugo avait terminé sa corvée d’eau. Il venait silencieusement dans ma direction d’une démarche chaloupée comme s’il fouillait le vide avec application. La douleur des piqûres et la nodosité brûlante de ses aisselles, qui l’empêchait probablement de baisser les bras le long du corps, laissaient l’impression étrange que le colosse titubait sous le poids de sa maigre charge.
Ce fut la dernière image que j’eus de lui debout avant que la mort ne le forçât à s’allonger définitivement dans cette intense amertume végétale. Il allait parvenir à ma hauteur quand il fit un bond de côté en s’écriant:
Por San Pablo! Cette saleté m’a mordu!
J’eus le temps d’entendre un furtif froissement dans le feuillage. Victor Hugo s’était laissé tomber en se tenant la cheville. Je braquai aussitôt la lampe sur sa jambe. On voyait très nettement une trace de morsure à la naissance du mollet, mais le sang ne coulait pas. C’était une petite blessure pâle d’où commençait à suinter une sorte de liquide incolore.
Le cri du colosse avait attiré Julio César. A nous deux, nous étendîmes cette masse suante à côté du foyer. Immédiatement, je traçai une croix sur la blessure avec la pointe d’un couteau, pendant que Julio César lui appliquait un garrot avec un morceau de bois en guise de tourniquet. A cet instant, il était calme et ne paraissait pas souffrir mais, sous son air de bœuf paisible, on voyait briller parfois dans ses yeux des éclats d’angoisse. A peine l’entendions-nous répéter inlassablement à voix basse la prière que, dans sa logique superstitieuse, il croyait capable de conjurer les effets de la morsure:
San Pablo, bien aimé de mon Dieu tout puissant,
Libère-moi des reptiles et des animaux venimeux!

La douleur commença à s’aggraver lorsque nous lui fîmes une injection de sérum. Ses yeux virèrent alors au rouge et semblèrent tout à coup se remplir d’épouvante. Il fut pris de fortes nausées et de vomissements, se tordant dans de terribles convulsions qui ne pouvaient qu’attiser l’effet du venin. A tel point qu’il nous fallut l’attacher solidement à un tronc d’arbre. Cette position forcée ne fit hélas qu’augmenter sa souffrance. Finalement, nous dûmes lui retirer son dentier qu’il menaçait d’avaler sous les brusques soubresauts de cette tête hirsute et trempée de sueur que nous ne parvenions pas à arrimer.
Sa jambe avait enflé comme une baudruche et paraissait maintenant légèrement violacée autour de la plaie ichoreuse. Il nous suppliait, dans de petits cris aigus inlassablement répétés, de lui donner de l’eau, encore de l’eau, au point que rien ne semblait plus pouvoir apaiser sa soif. Il passa toute la nuit ainsi, crispé dans ce même hurlement métallique qui lui avait volé le sourire de son visage et qui l’emplissait de graillons en dedans, un hurlement rayant infatigablement les tympans du fleuve, emplissant toute la caisse acoustique de la forêt avant de se perdre dans l’obscurité sans limite. La douleur lui avait saisi les jambes, le ventre, la poitrine jusqu’à l’étouffement, et l’avait vidé de son urine et de ses matières fécales. Quand, parfois, elle relâchait son étreinte, il restait prostré dans une sorte de léthargie que ses yeux enflammés rendaient terrifiante, ignorant complètement la casquette que Julio César n’avait de cesse de brandir devant son visage pour l’éventer, pendant que j’engouffrai avec difficulté de l’eau dans sa bouche. Il y avait, dans l’entêtement de nos gestes, toute notre impuissance devant cette vie qui s’en allait inexorablement comme une brusque et inévitable détérioration du temps.
Après d’interminables minutes de ce rituel absurde, Julio César suspendit soudainement le mouvement de son bras dans un soupir de découragement.
— On ne peut pas continuer à lui donner à boire, me glissa-t-il dans un murmure, l’eau ne fait qu’accélérer l’effet du venin et n’étanche pas la soif.
Cette remarque me fit réaliser l’inanité de nos efforts. Nous n’avions fait qu’ajouter le ridicule à sa souffrance. Il était là à s’agiter dans un vide qui l’aspirait impitoyablement, le corps ficelé comme une saucisse, la bouche édentée, entrouverte, semblable à un poisson asphyxié agonisant dans les mailles d’un filet, le visage marqué par toutes les peines et les douleurs de tant d’années soudainement réunies. Je déposai la gourde et, pour me donner l’illusion d’être utile, je m’appliquai à lui nettoyer la plaie de la sanie qui en suintait et se coagulait en une sorte de pus jaunâtre.
Nous étions pourtant confiants dans les effets du sérum. Julio César lui avait injecté une nouvelle dose en le réconfortant, lui assurant que lui aussi avait été mordu par un serpent et qu’il était toujours là, bien vivant. Je ne compris notre erreur que beaucoup plus tard. Dans la précipitation où nous avaient conduits les tergiversations superstitieuses de Victor Hugo, nous avions emporté de Cumaribo un sérum dont la date de péremption était largement dépassée.
Ainsi, pendant que nous nous aveuglions sur l’efficacité des injections, Victor Hugo, lui, commençait à voir la vérité en face: il allait mourir et cette évidence, dans son agonie, s’imposait à sa conscience par l’horrible impression que sa tête s’était transformée en une énorme meule fendue et que son foie, gonflé et tendu comme un tambour, avait acquis une dureté de métal. L’enflure de sa jambe n’était plus qu’une monstrueuse boursouflure craquelée, à l’apparence d’une croûte de pain trop cuit, qui semblait vouloir éclater sous la poussée des absurdes afflictions qu’il incubait dans la misère de son néant comme des œufs sous la peau.
Nous en étions à regarder le matin s’infiltrer par les fentes du feuillage quand, brusquement, il se tut. Sa jambe, soupira-t-il dans un sourire amer d’homme vaincu, avait cessé de le faire souffrir. Il ne sentait plus rien, ni son ventre ni sa poitrine ni même sa tête. Son regard glissa alors dans la pénombre inerte et neutre, marbrée à intervalles par les faibles lueurs d’un invisible lever de soleil. Puis il roula de côté pour se poser sur la rive, là où les arbres, lentement, laissaient apparaître leurs racines saillantes comme des os récemment polis, exhalant une odeur fétide d’eau croupie et de plantes aquatiques. Une épaisse brume d’un gris pourpre montait du fleuve.
Il refoula un filet de salive que les larmes salaient et nous supplia encore une fois, en pleurant, de lui donner à boire tout en nous faisant jurer de ne pas le laisser mourir sans lui avoir remis son dentier. Par une sorte d’alchimie inexplicable, toutes ses peurs et ses angoisses semblaient s’être résorbées dans cette crainte futile que son ultime sensation de vie ne fût la soif et dans une coquetterie dont il ne s’était jamais vraiment embarrassé de son vivant.
Pour insignifiantes que fussent ses dernières préoccupations, il n’eut pas même le soulagement de les voir s’accomplir. Toujours confiants dans l’efficacité du sérum, nous lui refusâmes l’eau qu’il implorait. Quant au dentier, dans l’agitation et la surprise du moment final, nous en oubliâmes jusqu’à l’existence.
Sentant le vide autour de lui, il m’avait demandé de lui prendre la main. A son contact, au lieu de la compassion espérée, j’éprouvai la désagréable sensation de tenir dans le creux de ma paume un poisson tiède et visqueux. Il me pria de laisser un peu d’eau à côté de sa tombe pour que son esprit, de tant vagabonder sur la terre, puisse venir s’y abreuver.
— Maintenant je vais fermer les yeux, soupira-t-il dans son élocution hésitante, ça porte malheur à la famille et aux amis si on meurt les yeux ouverts.
Je l’entendis encore murmurer qu’il était soulagé de s’en aller par un jour sans pluie, sans éclairs et sans foudre, parce que celui qui quittait la vie dans ces conditions était voué à souffrir toutes les peines du purgatoire et de l’enfer. L’air de béatitude qui semblait tout à coup illuminer son visage lui conférait une expression d’intense apaisement. Il parut alors s’endormir comme s’il se livrait à la mort. A cet instant seulement, j’eus le sentiment qu’une scène qui avait commencé à prendre fin depuis longtemps allait s’achever définitivement. Il eut un brusque soubresaut comme si, d’un craquement à l’intérieur, quelque chose s’était détaché de ses entrailles et essayait de sortir par la bouche. Les paupières grandes ouvertes, la pupille dilatée, il fit un ultime geste nerveux pour le cracher. Je sentis sa main se contracter dans une dernière supplication puis, la force l’abandonnant, il lâcha prise comme si tout en lui-même s’était soudainement tu. Un instant encore, je crus voir briller dans ses yeux une espèce de lueur de totale incompréhension, s’éteignant lentement comme une lampe qui manque d’huile, et ce fut ensuite comme si son regard n’accrochait plus rien d’autre que le vide.
Un bloc de silence tomba sur le campement. Mais c’était un silence venu d’en haut, un silence n’ayant encore jamais servi, un silence d’autant plus lourd à remuer qu’il insinuait en nous quelque chose de solennel qui tenait du bruyant désarroi de la vie et qu’il eût été sacrilège d’interrompre.
Julio César s’y risqua le premier :
— Donne-lui, Seigneur, le repos éternel!

p. 112 — 117

Derrière un coude rocheux, la pente s’accentua subitement. La rivière la dévalait en rebondissant contre les parois dans un hurlement d’écume et de tourbillons dont la force variait de direction et d’intensité à chaque instant. Le gouvernail devint aussitôt incontrôlable. L’hélice, trop souvent libérée de la masse liquide, se mit à tourner dans le vide. Le moteur s’emballa, sifflant dans un vacarme infernal dont les vibrations se répercutaient à toute l’armature. Les eaux, gonflées par les cascades jaillissant des montagnes, commencèrent à fuser dans une sorte de mugissement de bête malade aux appels rageurs et intarissables.
Au plus profond de son hébétude, Julio César dut éprouver une intuition claire du désastre qui s’annonçait.
— Accroche-toi au bordage, ne regarde pas le courant et essaye de penser à autre chose! cria-t-il avec une soudaine énergie d’animal aux abois.
Sa réaction fut trop tardive. Une énorme vague se dressa brusquement contre la proue comme si le dos d’un monstre marin surgissait des profondeurs. A peine eus-je le temps de ressentir un grand vide à l’ouverture de l’estomac. La barque retomba lourdement en frappant la surface d’un bruit sec tandis que la vague, revenant par l’arrière, s’attaquait maintenant à la poupe, la soulevant comme un vulgaire morceau d’écorce. Les rivets unissant les lames de la coque vibrèrent avant de sauter dans une résonance sourde, pendant que la proue s’enfonçait en craquant dans les remous. Une violente lame me heurta de profil. Je sentis l’élancement aigu d’une piqûre dans l’oreille gauche et perdis l’équilibre.
Tout se mit alors à tourner follement dans la confusion du courant qui m’entraînait. Je me mis à nager, à nager frénétiquement sans aucune conscience de la direction à prendre mais avec l’impression que ma résistance cédait inexorablement. Mes bras, mes jambes, tous mes membres semblaient perdre leur autonomie et se fondre en un organe unique répondant à l’appel d’un vertige imminent, comme aspiré par un siphon. Enfin, un tourbillon me happa brusquement, me faisant virevolter deux ou trois fois avant de me rejeter sur la berge.
Je restai un temps indéterminé dans un état d’étourdissement et de fatigue indicibles. Mon corps entier me semblait composé d’une matière cotonneuse, absolument indolore et étrangère à mon esprit qui flottait ailleurs, dans un brouillard opaque et irréel. Bientôt, les tempes palpitantes, je sentis confusément, puis de plus en plus distinctement, la terre dévaler sous moi dans une avalanche d’arbres et de vagues résonnant dans ma poitrine à chaque battement de sang. Alors, lentement, la lumière s’éclaircit, des rayons de soleil commencèrent à percer les nuages d’écume, tandis qu’un vague arc-en-ciel se formait sur les particules de bruine. Tout s’illumina d’une timide phosphorescence.
Les cris des oiseaux et les stridulations des insectes mêlés au grondement des rapides achevèrent de me ramener au monde. Ce furent d’abord des élancements dans un genou, se déclenchant comme des coups de cloches, puis une douleur aiguë aux mains et un goût amer dans la bouche. Enfin, l’exhalaison de mes propres odeurs corporelles enveloppées d’un remugle nauséabond.
Péniblement, je soulevai le torse en m’appuyant sur les coudes. Plus bas dans la rivière, des restes détruits de l’embarcation bondissaient encore dans le tintamarre des eaux, prisonniers des remous qui s’étaient formés autour d’un amas de roches polies pareilles à d’énormes œufs préhistoriques. Un instant, je restai ainsi à contempler ces débris livrés au divertissement capricieux du courant comme s’ils étaient devenus de vieux compagnons. Leur lutte dérisoire soulignait la vanité de mes entreprises avec une réjouissante franchise de châtiment. En marge du temps et de son périssable ouvrage, un épervier survolait solennellement le désastre dans de lents mouvements concentriques qui firent sourdre en moi cette substance de nostalgie et de terreur dont se nourrit notre désir de liberté.
Une plainte étouffée me tira brusquement de ma torpeur. Elle venait de plus loin encore, d’un espace imprécis où des formes évanescentes semblaient danser dans les vapeurs de l’air. Je me levai et fis quelques pas le long de la rive avec la sensation d’avoir reçu une volée de coups. Comme si elle était restée à l’affût de ces douleurs, la fièvre reprenait maintenant son empire dans un entêtement qui épousait le rythme lancinant de mes veines.
La plainte se répéta, moins distante mais plus grave, plus angoissée, comme tenaillée par la peur. Soudain, à quelques mètres de la rive, dépassant à peine d’un cordon de roches, j’aperçus le visage de Julio César, épuisé, la bouche ouverte, haletant sous les assauts du courant. Agrippé par un bras, il essayait vainement de se hisser sur la surface glissante et verdâtre où venaient se briser la violence du torrent. Le cou étiré par l’affolement, dans un gémissement, il s’efforçait de me désigner quelque chose que la furieuse débandade des eaux m’empêcha tout d’abord de comprendre. C’étaient des lianes tombant des arbres et dont les extrémités filandreuses traînaient sur la berge. Certaines semblaient suffisamment solides pour soutenir le poids d’un homme et juste assez longues pour couvrir la distance qui nous séparait.
L’opération se révéla plus périlleuse que je ne l’avais imaginé. De toute évidence, Julio César ne pouvait plus se servir que du seul bras avec lequel il s’accrochait désespérément. La peur de lâcher une prise pour l’autre le maintenait dans une sorte de paralysie qui m’obligea, malgré mon équilibre instable, à répéter interminablement les mêmes gestes, accompagnés des mêmes encouragements. En vain! L’extrémité de la liane, emportée par le courant, allait frapper la roche avant d’aller s’engloutir en aval sans que jamais il n’osât esquisser le moindre mouvement pour la saisir. Soudainement, surgies je ne sais comment de cette vieille amertume qui encombrait mes souvenirs les plus opiniâtres, les paroles qu’il avait prononcées après la mort de Victor Hugo me vinrent spontanément aux lèvres. Presque malgré moi, comme si les mots s’animaient tout à coup d’une vie intrinsèque pour s’emparer à mon insu de tonalités ironiques et moqueuses, je lui criai:
— Allez, du courage compagnon! Le doute détruit tout, la mort se venge toujours de nos hésitations. Souvenez-vous de Victor Hugo!
A l’évocation du colosse, il me regarda fixement, insensible à l’eau qui lui fouettait le visage. Sa respiration même était devenu plus haletante. Je sus qu’il allait enfin se décider. Quand la liane s’en vint une nouvelle fois frapper la roche, je le vis lâcher prise, tenter d’agripper cette fuyante bouée végétale, et disparaître dans les remous. La liane se tendit d’un coup dans un craquement inquiétant; puis, sous l’action du courant, elle commença à pivoter lentement en direction de la rive.
Une seule fois, la tête de Julio César resurgit à la surface avant d’être reprise par la force des flots. Un instant, j’envisageai l’éventualité de sa noyade avec une surprenante indifférence. Aujourd’hui encore, quand je repense à cet épisode, je me rends compte que la solidarité est le premier sentiment que les vicissitudes de l’existence anesthésie en nous. Avec le temps, ce n’est plus guère qu’une chose abstraite que l’on évoque dans certaines périodes de crise ou de panique mais à laquelle plus personne ne croit réellement. Je reste pourtant convaincu, devant tant de questions et si peu de réponses, face aux déceptions répétées qui m’ont longtemps privé de la jouissance de mes objectifs, qu’une force latente, primitive, survit en nous. En ces lieux lointains et hostiles, face à une situation si précaire, je ne ressentais pour mon compagnon d’infortune plus rien qui ressemblât de près ou de loin à de la complicité, voire à de la pitié. Simplement, il me fallait arracher à ce chaos annonciateur de mort le peu d’âme qu’il m’avait laissé et je savais bien qu’il me serait difficile de m’en échapper sans aide. Les circonstances m’obligeaient, non les sentiments. Tout le reste allait se perdre parmi les ombres engendrées par ma fièvre, des ombres rôdant autour de moi comme une trame occulte et maléfique issue des vapeurs végétales de cette immensité blanche à force de lumière.
Aussi, quand j’aperçus finalement, une dizaine de mètres plus bas, le corps de Julio César étendu sur la berge, je n’éprouvai ni joie ni soulagement, mais une froide satisfaction. Son bras droit semblait cassé et, d’une profonde entaille au front, du sang coulait en petits ruisseaux sur son visage, le rendant méconnaissable. Le courant avait tout emporté, la pharmacie, la nourriture, les armes, le produit de notre pillage, tout. Il ne nous restait que le contenu de nos poches dont le plus indispensable était les cartes, un couteau, deux ou trois briquets et une réserve d’hameçons.
Je laissai Julio César reprendre ses esprits et descendis le long de la rive à la recherche d’un fusil ou de toute chose utile à notre survie. Je ne retrouvai que quelques planches brisées, agitées par des soubresauts de vagues agonisantes. Une secrète et douce langueur, issue d’une zone encore indemne de mon être, s’empara de moi à la contemplation des traces de notre naufrage. J’étais parvenu à ce point de résignation authentique où je pouvais enfin accepter sereinement, sans me plaindre, cet interminable défilé de défaites qui ponctuaient depuis quelques semaines la marche hésitante de mon existence. Pour la première fois, je me sentais vainqueur du vide illusoire que, dans ma misérable confusion, j’avais échafaudé en esprit et qui m’avait si longtemps fait prendre des mirages pour autant de réalités à portée de mes entreprises.