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Pierre Béguin

écrivain

Littérature

Et le mort se mit à parler

Extraits de presse

Extraits du livre

Roman , 215 pages , Ed. Bernard Campiche - 11/2017.

Extraits de presse

Un carnaval et tout s’oublie.

«Dans Et le mort se mit à parler, Pierre Béguin revient sur un fait divers survenu en Colombie en 1992.
Après les méandres psychologiques tortueux et fascinants de l’affaire Jaccoud dans la Genève des beaux quartiers (
Condamné au bénéfice du doute, prix Édouard-Rod 2016), Pierre Béguin poursuit dans la veine du fait divers mais change de continent et de milieu. Nous voici en effet, dans Et le mort se mit à parler, sur les bords de la mer des Caraïbes, en Colombie, au tout début du carnaval de l’année 1992, au milieu des cartoneros, les ramasseurs de canettes, de bouteilles et de cartons usagés. Abordée déjà dans Joselito Carnaval (2000), l’affaire, sordide, de l’Université, a jeté une ombre sur les festivités avant de se dissoudre dans les flots d’alcool, le tonnerre des percussions et la violence des gangs. On entre facilement dans ce récit où le bidonville est un personnage à part entière et le carnaval, l’expression grimaçante d’un capitalisme où la vénalité sert d’unique boussole. Le roman s’ouvre par un «Avertissement» où le narrateur s’adresse directement au lecteur: le drame qu’il s’apprête à raconter, à la troisième personne, a constitué pour lui un «moment de vérité» dont il a tiré considération et prestige tout en y laissant un «morceau d’âme.» Ce n’est qu’à la fin que l’on comprend pleinement qui est ce narrateur. Avant cela, on se laisse prendre par l’épopée tragique de Wilfrido Soto, le ramasseur de détritus à recycler. Le «mort qui se mit à parler», c’est lui. Aux premières pages du livre, il se réveille dans un lieu indescriptible dont il prend petit à petit la mesure de l’horreur. Quand il se rendra à la police, encore hébété et hoquetant de douleur, pour témoigner de l’enfer dont il a réchappé, sa voix de miséreux n’aura que peu de poids. L’ampleur du scandale ébranlera bien quelques personnes dont un juge. Mais quand les gangs font régner la terreur, quand la mort fauche quiconque tente de dénoncer les abus, qui peut avoir le courage de s’interposer? Le carnaval, immense force d’inertie collective, vient de toute façon laver le sang et les remords.»

Lisbeth Koutchoumoff, Le Temps, 23 décembre 2017

Malheur à celui par qui le scandale arrive.

«Du sang, des morts, et la fête qui continue, car rien ne saurait arrêter un carnaval. Dans son dernier roman, Et le mort se mit à parler, paru chez Campiche, Pierre Béguin situe l’intrigue dans une ville latino-américaine de la côte caraïbe. Il pourrait s’agir de la Colombie, mais qu’importe le drapeau. Cette fiction s’inspire d’ailleurs de faits réels. Dans un précédent opus, Joselito Carnaval, Pierre Béguin s’était appuyé sur les mêmes événements survenus en 1992. Et le mort se mit à parler ménage le suspense jusqu’à la fin.
À l’université de la ville, un indigent est laissé pour mort dans une cuve à formol. À priori, il n’y aurait là qu’un incident bizarre vite oublié. Néanmoins, cette affaire va mettre au jour un énorme scandale. Ce dernier sera vite étouffé, mais la dynamique des événements aura tout de même permis d’entrevoir les aspects les plus sombres de la misère et de l’inégalité entre les êtres humains. Sur fond de nouba et de réjouissances carnavalesques, le lecteur est entraîné vers les bas-fonds, parmi des miséreux qui recyclent cartons et bouteilles, les
cartoneros de la ville. Le «mort» qui se met à parler n’est autre que l’indigent retrouvé à la faculté de médecine. Son témoignage gêne du monde, de telle sorte que s’il a survécu jusque-là, il court un grand danger. Pierre Béguin montre en gros plan un monde pris de folie réduit à la dualité entre prédateurs et proies, sans lois applicables ni garde-fous. La jungle urbaine, la drogue, les tueurs à gages: le paysage social de ce roman met à nu une ville et un pays implacables, laissant fort peu d’espoir aux démunis. Le tout en tenant le lecteur en haleine de bout en bout.»

Marc-Olivier Parlatano, Le Courrier, 9 janvier 2018

Le roman pour ne pas oublier.

«Pierre Béguin a déjà placé ce fait divers au cœur de Joselito Carnaval, en 2000. Mais l’horreur ne passe pas et tout n’était peut-être pas dit. Dans Et le mort se mit à parler, l’auteur genevois revient sur le même drame, survenu en Colombie en 1992. Avec le point de vue d’un protagoniste de l’histoire dont l’identité n’est révélée qu’à la fin.
Dans une ville côtière de Caraïbes, un homme s’échappe de la faculté de médecine. On l’avait laissé pour mort, poignardé, dans une cuve de formol. Enlevé, comme d’autres
cartoneros (des indigents qui survivent en récoltant cartons et canettes), Wilfrido Soto va révéler un ignoble trafic de cadavres et d’organes. Mais le scandale sera étouffé dans les fastes enivrés du carnaval. Après Condamné au bénéfice du doute (Prix Édouard-Rod 2016), Pierre Béguin met à nouveau son talent de romancier au service d’une affaire réelle. Il s’appuie en outre sur sa connaissance en profondeur de la Colombie, ce pays où «la seule loi qui fonctionne vraiment, c’est la loi de la pesanteur». Mais aussi ce pays de couleurs et de musiques, de fêtes et de traditions.
En plus de la révoltante affaire au cœur du livre, le roman trouve son intensité dans l’écriture, dans ce style qui mélange avec une pertinence rare le trivial et le lyrisme. Il permet de dire aussi bien le quotidien des bidonvilles que la beauté de cette «lumière peau d’abricot», juste avant l’aube. Et ces moments de grâce dans un monde où «la violence et la mort sont une donnée banale du quotidien»: «Malgré l’obscurité, le ciel semble encore tirer la lumière des pierres et des murs, buvant l’eau de la terre, irisant tout, ne laissant plus au ras du sol qu’une chaleur sèche, sans un souffle d’air, comme si tout restait figé dans l’attente de quelque chose».»

Eric Bulliard, La Gruyère, 4 janvier 2018

Comme les feuilles mortes...

«Sordide, le récit tricoté avec de la laine rêche par l’écrivain genevois!
Comme les feuilles mortes, les cadavres se ramassent à la pelle dans la ville côtière de Colombie, face à la mer exubérante des Caraïbes. C’est le temps de
Joselito Carnaval et sa débauche d’excès. Aussi lorsqu’un indigent est laissé pour mort dans une cuve de formol à la faculté de médecine et qu’il en ressort, ça sème le trouble dans la sphère politique dès que les médias s’emparent de l’affaire. Ça fait désordre! Oh pas longtemps! Juste quelques vagues. Un chiffonnier ressuscité ne va tout de même pas semer le trouble pendant le sacro-saint carnaval!
Wilfrido Soto gêne. Et dans ce pays, les gens qui se mettent en travers de la route nauséabonde de politiciens pourris doivent être éliminés. La peur est le ferment de la lâcheté. Montalvos, le sixième juge d’instruction, tente de prendre fait et cause pour l’indigent. Il risque sa place et sa promotion. Lâchement, il renonce. Par son silence, il glane des galons. Il devient procureur de la République. Wilfrido meurt, une seconde fois. Atrocement.
Trafic d’organes, jeunes enfants de la rue énucléés et qui errent, le regard vide. C’est l’horreur glauque étalée devant les yeux du lecteur qui en a entendu parler, mais la Colombie, c’est si loin! «Banques d’organes clandestines pour les États-Unis avec des ramifications possibles en Europe dans des laboratoires privés de recherche scientifique.» Un cauchemar à la face hideuse!
Ce roman fort, percutant, est traversé de fulgurances poétiques, ce qui lui confère quelque humanité. Cependant, il laisse le lecteur glacé d’horreur. Des détails d’une violence inouïe, jusqu’à la nausée! L’auteur ne l’épargne pas, le lecteur! Pourquoi d’ailleurs mettre des gants lorsque la misère vous explose à la figure et vous éclabousse de sa fange? Un livre dont le thème est extrait de strate la plus dure, la plus crue, la plus terrible de la réalité.
Rarement livre ne m’a autant bouleversée. Dans Et le mort se mit à parler, le vice, la violence, la misère se côtoient, se chevauchent sans espoir de rédemption aucune.»

Eliane Junod, L'Omnibus

Extraits du livre

p. 180 — 189

Quand il eut terminé, le sixième juge d’instruction parvint enfin à soutenir le regard de son supérieur. Le temps de son exposé, il avait senti cet œil sévère le dévisager comme s’il voulait fouiller le fond de son âme. Le Procureur se leva brusquement, saisissant au passage une feuille qui traînait sur le coin de son bureau, et alla se planter vers la fenêtre, profondément absorbé, le papier froissé dans son poing. Par le bruissement étouffé de la rue, on devinait confusément l’agitation matinale qui reprenait ses droits après la fureur carnavalesque. Quand il revint s’asseoir à son bureau, le Procureur avait l’air d’un professeur qui va commencer son cours.
– Vous courez au casse-pipe, Montalvos! Vous n’avez rien dans ce dossier que le premier avocat venu ne fera voler en éclats. A part dépenser l’argent public, vous n’arriverez à rien. Même le témoignage de votre cartonero pourrait se briser sur celui des responsables de l’université. Si tant est qu’il puisse témoigner. Vous n’auriez pas dû le relâcher dans la nature...
– Je n’avais pas imaginé pareil scénario. Mais j’ai donné l’ordre hier soir à un inspecteur de le mettre sous protection.
Le Procureur fit une moue sceptique:
– Ces histoires de mafia rouge, la rumeur en a déjà colporté jusque dans ce bureau. On sait que ça existe, mais de toute ma carrière je n’ai jamais vu qu’un réseau ait été vraiment démantelé, ou même des têtes condamnées. Des mafieux, oui, des trafiquants de drogue, oui, mais des trafiquants d’organes jamais! Allez savoir pourquoi!
Il eut une petite toux gênée en appoggiature, avant de reprendre sur un ton de connivence:
– Vous en tenez déjà trois, et vous les tenez bien. Acharnez-vous sur eux pour l’instant, ça calmera tout le monde!
– Justement, le chef des gardiens n’est qu’un simple exécutant mais la culpabilité de l’administrateur et du préparateur, si elle est avérée, est la preuve qui désigne en creux tout un réseau, le premier maillon qui fait deviner la chaîne...
– Sauf que l’administrateur ne vous dira rien et que le préparateur vous a déjà tout dit, si vous voulez mon opinion. Quant à vos hypothèses, si elles sont fondées, je crains que vous ne vous fassiez écraser comme une mouche au premier interrogatoire. Un homme aussi redoutable que le sénateur Holmes De la Esprellia, si vous l’inculpez même avec des preuves solides, pourrait vous broyer en un rien de temps! Et je ne vous parle pas de ceux qui seraient au-dessus de lui, si votre scénario se confirme. Le pays entier va vous tomber sur le dos!
Santander Montalvos suspendit un instant la réponse qu’il tenait prête, incapable de distinguer, dans le discours de son interlocuteur, la part de menace ou de sollicitude, de lâcheté ou de sagesse. Malgré son costume gris impeccable et un nœud de cravate bien serré, le Procureur avait l’allure d’un authentique retraité. Grand, dégingandé, un peu voûté, le crâne à moitié chauve et le visage labouré de plus de rides encore que d’années, il semblait surtout irrité contre tout ce qui viendrait perturber sa routine. C’est contre cela aussi que le sixième juge d’instruction avait prévu d’argumenter. Il poursuivit cette fois avec plus d’aplomb:
– Peut-on, au nom de sa propre sécurité ou de son ambition, admettre que la Loi, ici comme ailleurs, s’identifie en fin de compte à la possession de ce qu’on a volé et à la prescription du délit? Entre l’Etat de droit et la barbarie, il n’y a que la Justice...
Le Procureur l’interrompit d’un geste théâtral, comme s’il ouvrait une séance dans la salle d’audience:
– Il y a d’abord ce que le pouvoir a envie d’entendre, puis ce que le peuple a envie de croire. Ensuite seulement il y a la vérité de l’instruction. Trente ans d’expérience m’ont appris à faire ce distinguo, croyez-moi!
Il s’interrompit quelques secondes, les yeux fixés sur un point imaginaire, avant de reprendre comme s’il s’adressait à lui-même:
Ici comme ailleurs… mais ici plus qu’ailleurs, le mensonge vit toujours un peu plus longtemps que ses adversaires…
Puis, croisant les doigts, les deux coudes posés sur son bureau pour mieux incliner le haut du torse vers son interlocuteur, il enchaîna sur le ton de la confidence:
– De vous à moi, il m’est parfois arrivé de penser, malgré ma charge, que la seule loi qui fonctionne vraiment dans ce pays, c’est la loi de la pesanteur. Cet aveu vous étonne de la part d’un Procureur? La possibilité de jeter le masque en toute chose est l’un des rares avantages que je trouve à vieillir. Je ne m’en priverai pas avec vous… Voyez-vous, Montalvos, nos démocraties sont des façades qui dissimulent les réalités brutales du capitalisme... et qui les dissimulent mal, en certaines circonstances. Que voulez-vous! Le législateur fait les lois. Que peut-il faire d’autres? Trop dures, le bon sens les enfreint, trop compliquées, l’ingéniosité humaine se glisse entre les mailles. Malgré cela, les lois prolifèrent comme des cellules cancéreuses, semant dans leur sillage des prisons qui jamais ne se vident. Oui! Des multitudes de lois et pourtant, parfois, pas de Loi! Il faudra vous y faire. Et ne me demandez pas pourquoi ce contresens! Ce n’est pas moi qui ai fait ce monde. Il était déjà ainsi quand je suis tombé dedans. Pas de Loi parfois, mais des vérités: celui qui gère les vices tient les vicieux. En finalité, vous constaterez qu’il y a autant d’innocents dans cette ville qu’à Sodome et Gomorrhe...
– Sauf que, dans cette affaire, on est revenu aux bons temps de la colonisation avec ses pillages et ses tueries. Aux meilleurs temps de l’esclavage même, avec cette petite touche de modernité qui fait que, maintenant, on vend l’esclave en petits morceaux parce que ça rapporte davantage...
– Pensez un peu moins aux temps de l’esclavage et un peu plus à votre carrière. Prenez du recul, ou de la hauteur, comme vous voudrez! Sixième juge d’instruction, ce n’est qu’un début. Tout le monde est avant tout préoccupé par la défense de son statut. Vous ne gagnerez rien à faire exception...
– Et l’opinion publique? Les journaux? Ils vont se déchaîner sur nous maintenant que le carnaval ne fait plus diversion? interrompit le juge qui sentait ses arguments s’émousser sur le cynisme de son interlocuteur.
Pour la première fois depuis le début de l’entretien, un large sourire fendit le visage du Procureur:
– Les journalistes sont comme les bouchers, ils ne font que débiter à l’étal de petits morceaux de viandes appréciés des mouches. Quant à la mémoire citoyenne, elle s’efface toujours à l’excitation du prochain match de football. Et du football, ici, il y en a presque tous les jours. Plus rien n’a vraiment le temps de s’inscrire dans les consciences à notre époque, pas même le scandale. Ainsi va le monde, Montalvos! S’empiffrer aux jours de fêtes, se soûler au carnaval, s’invectiver au stade ont toujours été l’ambition, la joie et l’orgueil du peuple. Au Royaume de l’éphémère, la pire des horreurs se perd comme une goutte d’eau dans la liesse du bal, les chants de victoire ou le tumulte de la défaite. Elle s’évapore dans le présent comme toutes ces affaires qui ne servent en finalité qu’à vendre des journaux qu’on aura jetés le lendemain, et que vos cartoneros iront recycler pour quelques malheureux pesos. Consolez-vous en vous disant que, grâce à vous, ils ne risqueront plus de se faire dépecer... Pendant quelques années du moins. C’est déjà ça...
Le Procureur suspendit son discours comme si son envolée l’avait amené au croisement d’une autre idée. Puis il poursuivit avec les accents de la complicité:
– Vous avez certainement vu, dans la capitale, à la limite des bidonvilles, cet alignement de petites cliniques ophtalmologiques guère plus grandes que des devantures de magasins. Et vous vous en êtes certainement étonné. Pourquoi autant de cliniques? Pourquoi précisément à cet endroit? La médecine frapperait-elle aux portes de la pauvreté? Les cornées des indigents mériteraient-elles tant de soins? Et si vous insistez un peu, vous croiserez sûrement un de ces enfants aux yeux brouillés regardant on ne sait où. A cause d’une fièvre pernicieuse pourtant dûment soignée dans ces cliniques, prétend la rumeur. La dernière fois que je me suis rendu dans la capitale, ces cliniques existaient toujours, au su et au vu de tout le monde. Comprenez-vous ce que j’essaie de vous dire?
– Et vous, Monsieur, comprenez-vous ce que j‘essaie de vous demander?
Le Procureur esquissa un mouvement de recul avant de confier tout le poids de son corps au dossier du fauteuil. Les bras croisés cette fois, il reprit aussitôt d’un air sévère:
– Ecoutez Montalvos, allons droit au but! Vous êtes venu me demander mon soutien, mais surtout ma protection. Vous n’aurez ni l’un ni l’autre. Non parce que je ne veux pas, mais parce que je ne peux pas. Il faudrait mobiliser bien plus que les moyens à ma disposition, et probablement pour rien. Ce n’est pas à votre hypothèse que je ne crois pas, mais à la possibilité d’accumuler suffisamment de preuves et, le cas échéant, d’arriver vivant à la salle d’audiences. Toutefois, il ne sera pas dit dans ce Palais de Justice que j’aie entravé une enquête. Sachez que je ne vous mettrai aucun bâton dans les roues, vous avez ma parole. Tant que le ministre ne me tombe pas dessus, je ne bougerai pas. Pour moi, vous êtes libre d’élargir vos investigations, mais à vos risques et périls...
Il se leva comme pour mieux signifier la fin de l’entretien. Puis se ravisa:
– Avant de prendre votre décision, venez avec moi!
Il se dirigea vers la porte du bureau et invita le juge d’instruction à le suivre dans les couloirs sombres du Palais de Justice. En descendant l’escalier qui menait à la salle d’audience du Premier Tribunal Supérieur, le Procureur crut nécessaire de justifier sa position:
– Dites-moi Montalvos, de vous à moi, maintenant que nous sommes hors de mon bureau: savez-vous combien de candidats à la présidence ont été assassinés dans ce pays? Le scénario est toujours le même. Un jeune homme tire sur le dirigeant politique, pourtant bien escorté, dans un endroit censé être sous strict contrôle policier. L’agresseur est arrêté, parfois même éliminé dans le feu de l’action ou le jour suivant. Bien sûr, on parle d’auteurs intellectuels supposés, de «forces obscures», mais les recherches ne vont jamais plus loin que les auteurs matériels. Alors un juge, vous imaginez comme c’est facile? Je n’ai pas les moyens de vous protéger efficacement, Monsieur le sixième juge d’instruction, et de toute façon ce serait inutile. Soit vous avez tort et vous ruinez votre carrière en jetant le discrédit sur la Justice, soit votre interprétation des faits se confirme et, dans un mois, dans une semaine, quand vous sortirez de ce bâtiment, ou quand vous commanderez votre café à la terrasse du coin, deux hommes à moto surgiront, le visage dissimulé derrière un casque intégral. Le type assis à l’arrière sortira de son blouson une carabine à canon scié ou un mini Uzi, et il vous transformera en passoire avant même que vous n’ayez avalé la première gorgée. Et avec vous, quelques malheureux quidams dont le seul tort aura été d’être assis à la table d’à côté. Oh, rassurez-vous! On retrouvera vos assassins, si leurs commanditaires ne les ont pas supprimés avant. Mais on n’ira pas plus loin. Ça, je vous le garantis! Je ne peux tout de même pas cautionner un tel scénario, vous comprenez? Au meilleur des cas, votre persévérance ne jetterait qu’une ombre fugitive sur des paysages hélas éternels! Au pire des cas, elle nous mènera à une boucherie de plus avec quatre ou cinq cadavres innocents dont les chairs auront éclaté comme un melon. Et vous dans le tas, quand ce ne seraient pas votre femme et vos enfants…
Santander Montalvos accusa le coup. Il n’avait vu jusque-là aucune ombre se profiler sur ses jours, ni la défaite, ni la mort, ni même cette déroute plus subtile qu’on s’inflige parfois à soi-même. Mais il savait bien que, dans ce combat entre le fanatisme destructeur et le sens commun, le second a rarement le dessus.
Ils étaient arrivés devant la salle d’audiences avec ses sièges fonctionnels, ses bancs pareils à ceux des églises et ses tables en bois clair recouverts de moleskine jaune, son lino rouge sur le sol et ses hautes verrières qui lui donnaient un air «clinique».
– C’est ici que devrait se dérouler le procès... si vous y arrivez, précisa le procureur en désignant d’un revers de main le fond de la salle en demi-cercle fermé par une sorte de rampe identique à celle qui, dans les églises, sépare le chœur de la nef. Son regard se posa tour à tour sur le fauteuil du président, du greffier et sur ceux des jurés. Puis il ajouta avec une pointe d’ironie dans la voix:
– Voici la barre où défileront peut-être les rares témoins de l’accusation et les nombreux témoins de la défense, voici les sièges des accusés, ceux de la partie civile et le vôtre à côté... Je sais, vous connaissez déjà très bien cette salle, mais essayez d’imaginer ce procès! Un procès qui mettrait en jeu l’image du pays dans le monde entier! Moi, je n’y arrive même pas, pour vous dire le fond de ma pensée.
Il fit quelques pas en direction de la porte, regarda dans le couloir et revint vers le juge:
– Je vous le répète, vous n’avez ni mon soutien ni ma protection... mais vous avez d’ores et déjà mon respect: vous êtes le premier homme que je rencontre sincèrement prêt à risquer sa carrière et son existence pour défendre, sans la moindre chance de succès, des personnes dont l’avenir n’est qu’un reflet dans une bouteille d’alcool ou un bout de chanson fredonnée dans des vapeurs toxiques…
Le Procureur suspendit sa phrase pour dévisager son interlocuteur comme s’il le découvrait pour la première fois:
– Mais tiendrez-vous jusqu’au bout? J’en doute. Et je me demande déjà sur quel écueil vous sombrerez. Car on sombre toujours… Sera-ce votre épouse, ou vos enfants trop aimés, ou simplement ce désabusement qui vous souffle à la conscience que, si tout est vain, la vertu l’est aussi? Vous pouvez me croire, j’ai rencontré chez mes semblables davantage de consistance dans le mal que dans le bien…
Puis, en retrouvant le ton professionnel et tranchant que le juge lui connaissait, il mit un terme à l’entretien:
– Vous avez le choix, Montalvos! L’éternel choix entre l’espoir infatigable et la sage absence d’espérance, mais n’imaginez pas réussir à les concilier! Je vous laisse dans cette salle avec mon respect et la responsabilité de votre décision. Prenez votre temps, imprégnez-vous de cette affaire et de ses conséquences, et allez faire un tour pour réfléchir tranquillement à tout cela!

p. 9 — 11

Avertissement du narrateur

Lecteur, avant de tourner cette page, sachez que ceci n’est pas un roman, que l’histoire que vous allez lire est une histoire vraie, composée de faits authentiques, aussi incroyables puissent-ils paraître, et que toute ressemblance avec des personnes réelles ne serait pas du tout fortuite. Elle s’est déroulée il y a vingt-cinq ans dans une ville côtière des Caraïbes, en pleine célébration du carnaval, et sa part de fiction ne réside que dans les conventions du genre quand l’imagination s’en vient nécessairement éclairer les zones d’ombre de la chronique judiciaire.
La mémoire collective a quelque chose d’une fosse commune où s’entassent des morts sombrés dans l’indifférence: ainsi, pour l’honnête citoyen qui a fait le choix du carnaval, de la légèreté, de l’oubli, le vacarme de l’indignation n’a duré que le temps d’un divertissement. Mais pour moi, persécuté par ce diablotin qui vous souffle à l’oreille les remords dévastateurs, sa rumeur n’a cessé de bourdonner dans ma conscience, souvent ténue, plus forte parfois, malgré les lâchetés et les ambitions qui l’étouffaient. Ne sommes-nous pas tous le jouet des illusions de l’avenir? Jusqu’au jour où les réalités nous font comprendre que les lendemains ne sont pas tels que nous les avions rêvés. Et que nos choix ne sont pas étrangers à nos désenchantements.
Le mal, comme le bien, est affaire de routine, et le masque du vice, comme celui de la vertu, finit par devenir visage. On s’aperçoit alors que l’accoutumance nous conduit tout droit à cette fin sans gloire, mais souvent sans désastre, que la vie procure à ceux qui cèdent à son doux émoussement. Peu d’entre nous se réalisent avant de mourir. …

Ce drame fut pour moi un moment de vérité. J’y ai gagné à bon compte une certaine considération. Avec la carrière et le prestige qui l’escortent habituellement. Mais j’y ai laissé aussi un morceau d’âme. Maintenant que la retraite est venue sonner l’heure des nostalgies, maintenant que j’ai atteint l’âge où la vie doit se réduire à une défaite plus ou moins acceptée, je me souviens, et je sens au fond de ma gorge se serrer le nœud gordien de tout ce qui aurait pu être et qui n’a pas été. Je me souviens... et ce n’est pas le meilleur de mes biens.
Si j’entreprends aujourd’hui de rassembler les morceaux épars de cette bacchanale cauchemardesque, si j’accepte après toutes ces années de me mettre en scène à la troisième personne, c’est peut-être autant pour me rappeler l’homme que je voulais être quand j’étais enfant que pour oublier celui que je suis devenu adulte, compromis après compromis, erreur après erreur, lâcheté après lâcheté. Qui n’a pas fait face un jour à ce sentiment de vide difficile à affronter? La seule ruse qui nous permet alors de continuer à vivre plus ou moins sereinement consiste à ne pas nous détruire en essayant de nous en débarrasser…
Ecrire n’est qu’une tentative de réparation. Non que j’attende de ce récit une forme de rédemption, mais bien plutôt l’accomplissement d’un devoir trop longtemps repoussé. Un devoir que j’aurais dû remplir il y a vingt-cinq ans si j’avais été animé alors par un courage qui m’a trop souvent fait défaut. Et si l’on doit me juger, qu’il en soit ainsi!
Quant à vous, si vous poursuivez votre lecture, vous devrez tôt ou tard vous poser cette question lancinante à laquelle, enfin, je m’apprête à donner une réponse honorable: l’histoire terrifiante et véridique que vous allez lire, qu’allez-vous en faire?

p. 197 — 202

— Ton Procureur a raison: ce pays n’est pas prêt pour ta justice, et c’est avoir tort que d’avoir raison trop tôt!
Ils marchaient d’un pas lent sur la petite plage des pêcheurs, entre les deux môles, où ils se retrouvaient parfois le soir en tête à tête, sans les enfants, aux heures graves de l’existence. Un promontoire naturel dessinait une crique pierreuse dépliée en éventail et protégée des vents du soir par un gros rocher et par divers entrepôts d’une compagnie de pétrole. La raffinerie, hérissée de tubes, d’escaliers et de tourelles métalliques, semblait assoupie entre chien et loup dans un ronflement de monstre repu.
Paralysé par une sensation ambiguë de confusion et de tristesse, Santander Montalvos ne savait que répondre à cette double affirmation de sa femme. Son regard s’était fixé sur les rampes moussues du môle où dormaient les mouettes et où s’incrustaient d’innombrables coquillages, étoiles de mer et crabes. La marée basse sentait le sel et le poisson mort, mais ce soir-là l’odeur à laquelle il était pourtant accoutumé lui devenait insupportable.
Les ombres prenaient de l’épaisseur. Le cône lumineux du phare balayait l’eau graisseuse, imprégnée de résidus de pétrole et des déchets des bateaux du port, lui donnant au passage la brève illusion d’une dorure. Des chiens efflanqués se flairaient et grondaient. Au loin, on percevait des accords de guitare dans le silence rythmé par le bruit synchronique du ressac…
Ils avaient atteint un bout de la plage et s’apprêtaient à rebrousser chemin. Beatriz crut bon de revenir à la charge en changeant son angle d’attaque:
— L’avocat de l’université… comment s’appelle-t-il déjà?
— De la Hoz… M° Anibal Trillo de la Hoz.
— Quelle réputation a-t-il?
— Un tueur…
Elle interrompit son mari pour chasser des enfants qui grimpaient au môle et se balançaient dangereusement sur ses rampes comme sur une balançoire. Un chien aboya et ses aboiements, malheureux et frénétiques, se transformèrent en hurlement lugubre.
Ils étaient maintenant face à face. Malgré l’habitude, les années de vie commune, quand l’ambitieux en lui se reposait et qu’il prenait le temps de contempler le visage de sa femme, le juge ne pouvait s’empêcher de conclure qu’une telle harmonie dans cet assemblage de traits accidentel et unique tenait du miracle: l’heureux mariage de la beauté et de l’intelligence. Que pouvait-il souhaiter de mieux? Et dans son algèbre amoureuse, les enfants constituaient le signe tangible d’une addition magique, celle de deux êtres indivisibles. Dans cette algèbre-là, il ne pouvait concevoir de soustraction…
Beatriz l’examina un instant d’un regard mi-attendri mi-interrogatif, avant de reprendre:
— Quel effet cela fait de savoir que ceux qu’on défend sont coupables?
— Pour de la Hoz, aucun! De toute façon, il est trop cher pour les innocents.
Un nouveau silence au bout duquel elle risqua une autre affirmation:
— Tu sais, il y a des combats qu’il n’est pas déshonorant de perdre…
— Mais ce qui est déshonorant, c’est de ne pas les livrer!
Le juge enchaîna d’un ton plus assuré comme si la parole en lui avait enfin trouvé son chemin:
— J’ai ce malheur de ne pouvoir agir ou décider qu’en vertu d’un mobile approuvé par ma raison, et ma raison refuse de se soumettre à un fonctionnement inhabituel qu’on voudrait lui imposer.
— Pour une fois, laisse-toi conduire par la voie du cœur sans tourner et retourner tes actions ou tes décisions sur la poêle de la raison, comme une crêpe!
D’habitude si mesurée, Beatriz avait haussé le ton malgré elle, si bien que sa réponse sonna comme un reproche. Le juge baissa la tête. Elle crut judicieux de poursuivre d’une voix plus conciliante:
— Les mobiles ne manquent pas, à commencer par tes enfants, ta famille. Qu’y-a-t-il de plus important que ta famille?
— Rien, évidemment! Mais j’ai honte que ces mobiles soient contaminés par la peur…
— Mais la peur n’est pas honteuse! Elle est répulsion normale face à des situations pour lesquelles nous n’avons pas été conçus. La conscience de notre courage commence par la peur. Et ce qu’on nomme bravoure n’est le plus souvent que le sentiment de sa force. Devant plus fort que lui, l’homme fuit sans vergogne…
— C’est l’animal que tu décris… En réalité, la peur laisse à chacun la faculté de se juger et de se voir au dernier degré de l’ignominie, sans possibilité de se justifier…
— Mais l’ignoble lâche conserve sur le courageux cadavre le privilège de pouvoir courir encore…
— Pour affronter au bout de sa fuite sa conscience dévastée! Quelle assurance peut-on montrer si elle n’est pas soutenue par l’estime de soi?
— Ne te complais pas à te peindre ainsi! Tu sais aussi bien que moi que les plus courageux sont les plus dépourvus d’imagination et de sensibilité!
Santander Montalvos laissa de bon cœur le dernier mot à sa femme. Mais si celle-ci savait s’imposer quand il le fallait, elle savait aussi bien s'effacer à propos. Au fond de lui-même, et bien qu’il ne voulut le montrer, le juge lui était reconnaissant des efforts qu’elle déployait pour restaurer cette image dépréciée de lui-même qui le plongeait, en cette fin de mercredi des Cendres, dans un état d’extrême lassitude. Il avait les yeux tristes et le sourire désespéré de ceux que ronge une idée fixe. Et cette idée fixe avait pris le nom de Wilfrido Soto depuis que l’inspecteur Efrain Cuello lui avait avoué que le cartonero restait introuvable. Personne parmi ses compagnons d’infortune ne savait où il avait disparu. Toute l’après-midi, une patrouille entière s’était mise à sa recherche. Impossible de le localiser!
Devant eux, le vieux môle montait et descendait au rythme de la houle. Ils reprirent leur marche silencieuse, le juge toujours en proie à ses pensées obsédantes. Il ne pouvait se mentir: s’il avait laissé la victime sortir de l’hôpital militaire sans protection avant même que ses blessures ne fussent guéries, c’est qu’il n’avait pas cru à son histoire. Cette erreur de jugement le plongeait dans un sentiment de culpabilité tenace qui attisait sa volonté de mettre tout en œuvre pour retrouver la trace du cartonero, en même temps qu’elle fournissait à sa raison un mobile idéal propre à justifier son renoncement: sans le témoignage de Wilfrido, il était parfaitement inutile de s’acharner; au tribunal, sa défaite était programmée. Quel choix lui restait-il?
Dans le vacarme de ses interrogations, il ne pouvait s’empêcher d’écouter un petit diablotin lui rappeler insidieusement que la défection de son témoin clé, même causée par ce qu’il aurait pu considérer comme un acte manqué de sa part, lui ouvrait une porte de sortie providentielle plus efficace pour museler sa conscience et ménager son image que le soutien inconditionnel de sa femme. La vérité, c’est qu’il avait peur, une peur de bête à l’abattoir. Il se sentait lâche et, le sachant, ne pouvait être que cela. Sa raison voulait gouverner, mais sa peur commandait…
Ils allaient atteindre l’autre bout de la plage quand un chien galeux s’avança vers eux en leur montrant les crocs. Ils firent demi-tour. Des pêcheurs préparaient les filets et les lignes. La lune éclairait la nuit de telle sorte qu'on voyait distinctement le profil des maisons et les pentes du promontoire qui fermait la baie. On n’entendait plus la guitare, seulement les cris perçants des gamins jouant avec des calebasses vides, le bavardage étouffé des familles à la porte de leur maison et quelques aboiements.
La sirène de la raffinerie venait de retentir, annonçant le changement de tour. «Il est 20 heures, songea le sixième juge d’instruction, les enfants doivent nous attendre…»

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El Nene regarde le défilé funéraire s’éloigner le long de l’avenue des vaches pour emmener Joselito vers sa dernière demeure parmi les cris et les rires d’une foule de plus en dense. Puis, dans l’urgence du temps perdu, il enfourche sa moto et se dirige en trombe vers l’avenue Boyacà.
Hier soir, et une bonne partie de la nuit, sur les ordres d’el Mañas, il a parcouru les quartiers populaires pour actionner ses indicateurs à coups de billets. Il pensait avoir le temps avant qu’Eliseo Gacha ne revienne à la salle de billard dans l’après-midi, l’air quelque peu affolé, leur donner le signal et l’enveloppe qui le validait: «Il faut butter la marionnette au plus vite, cette nuit, demain matin au plus tard! Et surtout pas de traces!»
Sous le coup de la précipitation, le plan qu’ils ont préparé la veille est devenu soudainement plus compliqué. Impossible d’agir en sous-main désormais, ils devront se montrer. Et tenir les indicateurs en alerte sur-le-champ.
L’irruption d’Eliseo Gacha a rendu el Nene un peu nerveux. Non seulement parce qu’il déteste ce prétentieux qui a fait l’université et qui a décidé qu’il gagnerait beaucoup plus, rapidement et sans risques, à jouer les intermédiaires. Mais surtout parce qu’il n’a pas eu le temps de se recueillir au cimetière sur la tombe où sa mère et son frère sont réunis, avec ses deux fleurs cueillies au bord du chemin, comme il le fait régulièrement quand ses démons nocturnes le rattrapent. Car el Nene ne vient pas fleurir la tombe, il vient voir si la tombe, d’elle-même, fleurit. Il frappe de petits coups sur la paroi tombale comme on frappe à une porte. Personne jamais ne répond. Alors il s’agenouille, embrasse la pierre, fait le signe de croix et s’en retourne seul à la salle de billard avec sa haine et sa tristesse.

«Qui les a tués?» se demande-t-il encore certains jours, tiraillé entre désespoir et vengeance depuis ce terrible soir où, en rentrant chez lui alors qu’il avait traîné dans les ruelles du quartier, il s’était retrouvé devant une scène du Jugement dernier: son frère gisant dans son sang en travers du vestibule et sa mère, attachée à un poteau de l’escalier, violée et égorgée. La bande avait emporté le téléviseur, la chaîne hi-fi et le mixeur. Il n’y avait rien d’autre à voler dans la maison. Quant à son père, comme il le décrivait lui-même avec rage, «ça aurait pu être n’importe quel enfant de putain vicelard!»
C’est Luz Dari, une amie de sa mère, qui l’a recueilli. Maintenant encore, lorsqu’El Nene ne dort pas à l’endroit où la nuit et le sommeil tombent sur lui, elle l’héberge parfois, le cache dans un recoin de la maison quand l’autodéfense ou une autre bande le recherchent, en prenant systématiquement le parti de taire ce que ses yeux voient distinctement, ce que son intelligence comprend parfaitement, ce que son cœur ressent douloureusement.
Sitôt après le drame, il a commencé à songer à sa mort comme à quelque chose de naturel. Sur deux pensées, il en consacrait au moins une à sa propre fin. D’église en église, d’enterrement en enterrement, il s’imprégnait du bruissement des cierges grésillant, de l’odeur de leurs mèches brûlées et du murmure des litanies qui s’emparaient de la voûte en s’élevant vers l’éternité.
Aujourd’hui, il fréquente toujours les églises, il communie et se confesse parfois, quitte rarement son scapulaire et, quand un contrat lui rapporte un peu d’argent, il fait dire une messe pour que Notre-Dame du Mont-Carmel protège sa mère et son frère là où ils reposent. Il lui arrive alors de demeurer des heures dans la nef, avec la sensation de s’extraire des misères humaines et des avatars du temps, à contempler la Vierge et l’Enfant scintillant dans leur éclat doré, flottant sur une mer d’offrandes florales constellées de flammes rouges.
Quelques semaines après le massacre de sa famille, en déambulant dans les ruelles, il a commencé à entendre des échos de voix sortir de quelque lézarde, comme si ces voix étaient recluses sous les pierres ou au creux des murs et que seul leur murmure montait jusqu’aux faîtes. Des voix chères qui semblaient lui emboîter le pas, qu’il reconnaissait par moments, qui le poursuivaient dans un bourdonnement de ruche et qui finissaient par se confondre dans sa tête avec la sourde rumeur des prières. Son quartier n’était alors pour lui qu’un va-et-vient de morts sans absolution errant dans un monde vidé de son atmosphère. Et quand ces échos enfin se taisaient, ils ne laissaient derrière eux, dans la voix du silence, que l’image même de la perdition. Il avait à peine douze ans et il n’avait déjà plus que du passé.
El Nene a végété ainsi une bonne année dans les rues et les églises en compagnie de voix vagabondes, de divinités tolérantes et d’une mère de substitution permissive. Sans Dieu ni père qui châtient et que l’on craint, mais avec ce vertige, cette impression de se diluer dans une eau épaisse et cet arrière-goût de sang sur la langue.
Un jour, des types du M-19 ou de l’EPL sont passés à faible allure dans une voiture rouge, invitant tous les mômes à rejoindre les camps d’entraînement. Désœuvré, el Nene ne s’est pas fait prier, et avec lui tous les petits vicieux et malins du quartier. La formation politique ne l’intéressait pas, mais on lui a appris à manier des armes, à fabriquer des explosifs, à préparer des opérations simples. Et surtout, il n’entendait presque plus les voix des âmes qui vaquaient dans les rues.
Quand les accords avec le gouvernement ont tourné vinaigre, quand les miliciens se sont évaporés dans la nature en laissant derrière eux des hordes de gamins bien entraînés avec des flingues maison, la seule porte ouverte pour el Nene était celle de l’enfer. Il s’est associé avec deux gamins et ils ont commencé à écumer le coin en semant des ennemis dans leur dos. Un peu trop d’ennemis. Très vite, il a dû fuir de quartier en quartier, de territoire en territoire. Quand il est arrivé dans celui où régnait la bande à Lunar, il ne lui restait pas plus de temps à vivre qu’un coq n’en met à chanter. Et quand la police l’a coincé en train de vendre du crack, Lunar, qui savait comment faire fonctionner l’argent auprès du tribunal, a pour ainsi dire racheté el Nene aux juges. Le cacique estimait que ses connaissances des quartiers et des armes valaient bien l’investissement. Un investissement rentable qu’el Mañas, après la mort de Lunar, ne s’est pas privé d’exploiter. Avec sa capacité prospective qui ne dépasse pas une semaine, et malgré sa morbidité malsaine, el Nene se sent immortel. Des morts et des morts encore jusqu’à ce qu’il efface de sa mémoire ce souvenir qui en entraîne d’autres comme s’il s’efforçait de contenir des grains qui se répandraient d’un sac déchiré. Il n’a pas tout à fait réussi. Il y a toujours ce bruit sans rime ni raison dans sa tête, pareil à celui que fait le vent, la nuit, dans les branches d’un arbre, quand on ne voit ni l’arbre ni les branches. Mais il n’a plus peur de rien, ni de personne, désormais...

Il quitte maintenant l’avenue Boyacá pour s’engager dans Los Estudiantes qu’il suit jusqu’au canal où l’attendent impatiemment el Mono et el Mañas. Il les retrouve au bout de la rue, là où l’asphalte se fait moins dense et finit par céder la place à une piste de sable, tous les deux accroupis, immobiles, une bière à la main, le dos appuyé contre une carcasse de voiture juchée sur des plots. Malgré l’obscurité, le ciel semble encore tirer la lumière des pierres et des murs, buvant l’eau de la terre, irisant tout, ne laissant plus au ras du sol qu’une chaleur sèche, sans un souffle d’air, comme si tout restait figé dans l’attente de quelque chose. Les seuls mouvements du crépuscule se concentrent dans ces reflets d’étoiles qui tombent sur les eaux dormantes du canal dans un ballet incessant d’éclats et de scintillements. C’est à peine si l’on entend, au loin, le murmure de la musique souffler sur la ville...
Ils vont rester là quelques minutes à fumer, à boire, tout en échangeant les dernières informations récoltées auprès des indicateurs. Avant que le bitume ne crie sous les pneus en broyant le silence des rues jusqu’à l’avenue des vaches...
«Tue! La Vierge te pardonnera...» proclame le refrain d’une salsa qui leur tient lieu parfois de prière. Ce soir, en les voyant tous les trois s’enfoncer dans cette lente rivière de phares qui coupe le crépuscule naissant comme une plaie ouverte, personne n’aurait pu imaginer que ces motards sans visage, comme nés de l’obscurité même, pussent être sous contrat avec qui que ce soit d’autre que leurs propres démons...