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Pierre Béguin

écrivain

Littérature

Au nom du feu

Extraits de presse

Extraits du livre

Roman , 374 pages , Bernard Campiche - 10/2022.

Extraits de presse

«La complexité de la réalité m’intéresse»

Dans Au nom du feu, l’écrivain genevois Pierre Béguin retrace le parcours chaotique d’un des 2000 Suisses qui s’engagèrent dans l’armée allemande durant la Deuxième Guerre mondiale. Un roman fort marquant inspiré des notes d’un anonyme d’une histoire maudite. Eclairage en clair-obscur.

Thibault Kaeser, echo magazine, 2 février 2023

Un roman étourdissant

Il faut du souffle — beaucoup de souffle — pour raconter l'épopée d'Alfred Luginbühl, anonyme parmi les anonymes, mais au destin exceptionnel — et du souffle, dans Au Nom du feu, Pierre Béguin n'en manque pas. Auteur d'une dizaine de romans, il poursuit son interrogation sur la destinée humaine : comment un homme est-il appelé à devenir ce qu'il est ? Quel sens donner à la souffrance, au tragique, au hasard, au libre arbitre ? Il nous avait bluffés en éclairant l'affaire Jaccoud d'une lumière singulière, puis le destin de la scandaleuse Josette Bauer, qui a tant fasciné l'écrivain américain Truman Capote.

Jean-Michel Olivier, Écrivains de la Comédie romande, 27 décembre 2022

«La guere n'est jamais une histoire entre des gentils et des méchants»

Au journalisme, Pierre Béguin a préféré l'enquête romanesque. Après «La Scandaleuse Madame B.», il tente de comprendre, dans «Au nom du feu», ce qui a pu pousser un jeune soldat suisse à déserter pour rejoindre la Waffen-SS sur le front russe.

Lisbeth Koutchoumoff Arman, Le Temps, 7 janvier 2023

L’histoire vraie d’un Suisse qui voulait servir le IIIe Reich

L’auteur de «La scandaleuse Madame B.» évoque une autre destinée hors du commun dans «Au nom du feu».

Benjamin Chaix, Tribune de Genève / 24 Heures, 19 décembre 2022

La malédiction de l'abandon

Pierre Béguin — Inspiré par la destinée d'un déserteur de l'armée suisse parti rejoindre les forces allemandes en 1942, l'écrivain genevois signe un roman captivant, entre documentaire et fiction.

Geneviève Bridel, La Liberté, 14 janvier 2023

Un Suisse dans la Waffen SS

En 1942, Alfred Luginbühl traverse la frontière franco-suisse pour rejoindre l'armée allemande. Dans Au nom du feu, l'écrivain genevois Pierre Béguin raconte l'histoire vraie de ce jeune homme qui a pris la violence pour boussole.

Eric Bulliard, La Gruyère, 12 janvier 2023

Coups de trique et coups de canon

Comment échapper à une enfance meurtrie? En débusquant l'ennemi qui est en soi.

Marie-José Brélaz, Vigousse, 17 février 2023

Extraits du livre

p. 46 — 51

Cet inattendu déhanchement du destin, qui brisa en deux mon existence comme l’eût fait un coup d’épée, se joua en moins d’une heure.
Ce jour-là, j’avais passé la matinée à m’amuser dans la scierie avec deux camarades. À midi, lorsque je rentrai pour le déjeuner, je fus surpris de voir mon père dans le jardin, assis sur un banc, en train de lire le journal.
- Papa! Tu ne travailles pas, aujourd’hui?
Gottfried abandonna sa lecture – mais lisait-il vraiment? – se leva et, me saisissant dans ses bras, m’arracha du sol pour m’embrasser.
- Tu vas partir en voyage, Alfred. Ta mère… Elle est venue te chercher. Elle t’attend.
Tout en me parlant, il se dirigeait vers la maison. J’étais toujours dans ses bras quand, sur le seuil, j’aperçus deux valises prêtes, puis, dans la cuisine, en compagnie de ma mère et de ma sœur, cette femme effrayante que j’avais vue l’année dernière, et dont le terrible souvenir, peu à peu, avait fini par s’estomper. Je la reconnus immédiatement, et immédiatement ressurgit en moi, brute, cette sensation d’angoisse que j’avais éprouvée lors de notre première rencontre.
Elle était assise à la table, devant un verre d’eau, et me dévisageait avec une attention étrange, comme si elle cherchait vainement à concilier l’image qu’elle avait conservée de moi et la réalité qui s’offrait à ses yeux. Ce jour-là aussi, elle était entièrement vêtue de bleu. Un petit bouquet de violettes, épinglé sur sa poitrine pour la circonstance, ne parvenait pas à égayer son allure austère, ni à adoucir son regard dur et froid.
Cette fois, pourtant, Martha ne pleurait pas, ce qui contribuait à modérer quelque peu ma frayeur.
- Bonjour Alfred, finit-elle par dire d’un ton qui s’efforçait de paraître aimable.
Mais loin de s’adoucir, l’expression de son visage s’était seulement déformée et, devant mon silence entêté, le maigre sourire à peine esquissé se figea brusquement à la commissure des lèvres en une sorte de rictus.
Gottfried crut opportun de lui venir en aide. Il me déposa par terre et, d’une légère impulsion dans le dos, m’incita à m’approcher d’elle:
- Alfred, dis bonjour à ta mère, fit-il doucement pour m’encourager.
Je ne comprenais toujours pas la situation. Il me semblait que le bruit des choses, tout à coup, ne parvenait plus jusqu’à moi, et que les voix bourdonnaient à mes oreilles dans une sorte de lointain grondement issu d’un monde parallèle qui ne me concernait pas.
Chacun semblait pétrifié par le silence. Ce fut à peine si j’entendis Rosa poursuivre sur les mêmes intonations faussement aimables.
- Alfred, mon fils, nous allons partir ensemble.
Martha ressemblait à une statue. Seul son regard, qui se posait sur le mien avant de s’envoler sur celui de son mari comme deux oiseaux affolés, paraissait l’animer encore. Gottfried était à moitié tourné vers la fenêtre d’où l’on apercevait l’éclat terne du lac, mais je pouvais deviner dans son expression une sorte de détresse d’animal touché à mort. Quant à Ida, elle ne me quittait plus des yeux, abasourdie, ne comprenant pas mieux que moi la scène qui se déroulait devant elle.
Rosa, pressée de mettre fin à une situation où tout sentiment exprimé sonnait faux, son amabilité, le stoïcisme de mon père et la vaillance de ma mère, se leva d’un bond et m’ordonna sur un ton qui, cette fois, n’admettait pas d’opposition:
- Partons, Alfred! Tout est prêt. Allez, dis au revoir!
Je me sentis vaciller. Une sorte d’instinct m’avertissait que, sitôt le seuil franchi, un voile de tristesse obscur allait m’envelopper pour toujours. J’aurais voulu courir vers ma vraie mère, me réfugier dans ses bras et fermer les yeux. Je vis alors Martha frissonner, et son visage se déchirer comme une image en papier que l’on froisse. Elle eut un sanglot qui lui emplit la bouche d’une ombre démesurée. Et je sus alors que plus jamais je ne retrouverais la figure que j’avais si longtemps crue indélébile et mienne. Un instant avait suffi pour tuer ce visage du bonheur dont aucun trait, pourtant, n’avait bougé.
«Ta mère», «mon fils», ces simples mots ne faisaient toujours pas sens en moi. Ils soulevaient encore trop de questions pour que je pusse mettre de l’ordre dans la confusion qui me submergeait. La peur, cependant, avait laissé place à une sensation de vertige.
Je m’approchai de la table et, d’un trait, bus l’eau qui restait dans le verre. Et soudain, ce fut comme si je n’éprouvais plus rien, comme si j’avais écarté d’un geste les questions sans réponses qui m’agitaient, comme si, d’instinct, j’avais décidé de faire front. Je me retournai, et avançai résolument vers cette femme qui, quelques instants plus tôt, me paralysait.
- Bonjour, Madame, fis-je dans une légère hésitation.
Et je lui tendis la main. Rosa la saisit.
- Tu m’appelleras Mère, corrigea-t-elle aussitôt.
Sans savoir d’où me venait mon courage, ou mon obéissance, je répétai machinalement:
- Bonjour, Mère.
Chacun sentit avec soulagement l’atmosphère se détendre. Rosa se baissa et, du bout des lèvres, déposa sur mon front un baiser vide. Cette fois, son sourire ne se figea pas en rictus. Mais elle fut bien la seule à savourer sa victoire, la première qu’elle devait remporter sur moi.
Il y eut finalement des larmes sur le débarcadère, mais nulle explication, de longues embrassades, mais aucun geste pour me retenir. J’en conservai l’amère sensation que le monde avait chaviré, et que la tendresse avait sombré dans des gouffres inaccessibles.
Je venais de découvrir que mon père n’était pas tout-puissant. Cette jeune femme s’était montrée plus forte que lui, plus forte que tout le village, et cela seul suffisait à faire s’écrouler le monde de mon enfance. Confusément, je commençais à comprendre qu’à mon tour il me faudrait être fort, que mes rapports avec cette nouvelle mère dépendraient de ma capacité à lui faire front, et à ne rien lâcher.

p. 110 — 112

Ces deux années m’avaient endurci. Je fis connaissance avec la haine et la révolte qui devinrent deux fidèles compagnes, je résistais de mieux en mieux à la violence, je craignais de moins en moins ma mère, je m’habituais à mon sort, je ne pleurais plus.
Mais je sentais grandir en moi, sans que je pusse me l’expliquer, un furieux besoin de m’échapper, une sorte d’urgence qui me saisissait à l’improviste et à laquelle il m’eût paru vain de résister. Je quittais alors la maison avant l’aube, évitant toutefois de me rendre à Merligen où je savais que ma mère me ferait immédiatement rechercher, me contentant d’escapades dans la région de Montreux, grimpant sur les hauteurs, dormant dans les granges ou à la belle étoile.
Je goûtais toute la saveur de ces heures de liberté, insouciant de la punition qui m’attendait, chapardant quelques fruits par-ci par-là, bien décidé à prolonger ma fugue aussi longtemps que la faim me le permettrait.
Il faisait si bon marcher au hasard dans les matins du monde, l’air encore mêlé d’humidité traînant sur le visage, le bâillement nasal des corbeaux pour unique compagnie. Le feuillage me jetait à la nuque un vent frais qui m’invitait à la découverte en posant sur mes épaules une main amie, tendre et compatissante, et les ombres paraissaient jouer à des jeux pleins de révérences et de politesses raffinées.
Mon plaisir décuplait quand la pluie donnait à la nature entière une douce odeur de grenier. Je sentais avec délices les chaudes et lourdes gouttes tomber sur ma nuque et glisser le long de mon échine. Le dos des pierres luisait comme celui des crapauds, la terre remuée avait un goût puissant, une senteur âpre pénétrait mes narines, m’emplissant d’une joie proche de la griserie. Alors j’aplatissais de mes bottes les herbes fléchissantes sous les arbres avant de m’étendre et de m’endormir.
Je me réveillai au bout d’une heure ou deux. Le jour était limpide, l’air lavé, rafraîchi, brillait sur les prairies et sur les feuilles de pivoines comme un vernis transparent. On eût dit que la légère brise matinale, fouillant le sol résineux, venait libérer ce qui restait encore, entre les racines des arbres, du parfum subtil de pourriture apporté par l’averse.
La faculté de rêve et de réflexion qui m’absorbait alors me rendait insensible la fuite du temps. Mais je pressentais, avec des relents d’angoisse, l’existence en moi d’une zone obscure et profonde que je ne parvenais pas à explorer, et encore moins à nommer, une région crépusculaire, un inaccessible enfer d’où montait de temps à autres des lueurs fugaces qui illuminaient mon esprit sans que je ne pusse jamais en saisir le sens. Tout ce que je savais, c’était qu’il existait, profondément enfoui en moi, un élément essentiel dont j’ignorais jusqu’à la nature, mais dont j’attendais, d’un moment à l’autre, la brusque révélation. Et j’avais l’absolue certitude que cette révélation ne pourrait se faire que lors de mes fugues, ou, si j’avais eu à cet âge conscience de ce sentiment, dans un acte de transgression et de révolte. Le simple fait de m’enfuir m’était donc devenu aussi indispensable que l’insuline à un diabétique.
Je vivais ces mois critiques où l’on sent l’enfance se détacher de soi et gagner le large. Rosa assistait à ma transformation aussi étonnée qu’impuissante. Elle ne pouvait croire que deux ans de ma nouvelle vie eussent gravé tant de décision et d’entêtement sur un front encore tendre, et allumé un regard si résolu et perçant en des yeux naguère si enfantins. Mais, peu à peu, elle se résigna, non sans rage contenue, à cette résistance grandissante dont elle sentait bien qu’elle finirait par tourner à mon avantage.

p. 127 — 129

Le jour suivant, le sifflement incessant des ailes mécaniques reprenait, aussitôt suivi d’un tam-tam sauvage qui martelait un ciel plus gris que de la cendre éteinte. L’ouragan de feu s’enflait jusqu’à n’être plus qu’un unique grondement sourd, l’air bourdonnait, les incendies reprenaient de plus belle, les civils harcelés cherchaient un abri sous terre, dans les caves, dans les trous.
Les sirènes avaient beau hurler et les sanitaires crier à la foule de se disperser et de rejoindre les abris, beaucoup ne bougeaient pas. Certains restaient prostrés, d’autres cherchaient une protection dérisoire derrière un poteau ou un banc, et ils restaient là, les yeux cachés dans leurs bras, à attendre le pire, comme si l’accoutumance au danger avait érodé la peur, ou comme si une extrême fatigue leur avait ôté jusqu’à la force et l’envie de fuir. Parfois, une main surgissait d’une porte et empoignait prestement un enfant ou une vielle femme qui erraient encore dans les rues pour les traîner dans une cave.
Alors on entendait un immense fracas, et une formidable tempête de pierres et de poussière s’élevaient dans les rues. Les projectiles sifflaient, les fenêtres volaient en éclats, les plaques de phosphore s’enflammaient, les cratères formés par les bombes se mettaient à fumer. Il fallait s’y précipiter, non pas tant pour venir en aide aux blessés que pour s’y protéger: il était rare qu’une autre bombe tombât immédiatement au même endroit. La plupart n’avaient d’autres solutions que de courir. Mais où? Un soir, après un pilonnage intensif, j’aperçus un homme qui se traînait dans une rue en fusion. Ses chaussures collaient à l’asphalte. Quand il ne fut plus capable de bouger, il mourut sur place.
Puis, à nouveau, cette odeur de soufre, cette fumée qui rampe d’abord timidement avant de s’élever au-dessus des cratères en de longues traînées vaporeuses. Et enfin, ce silence livide seulement troublé par le crépitement rageur des flammes.
Pas un mot, pas même un murmure. Le silence qui suit immédiatement un bombardement est unique au monde. C’est le silence de centaines de fantômes débouchant de la gueule de l’antre à la lumière du jour, trébuchant et levant les yeux au ciel pour regarder avec angoisse l’épais nuage de cendre qui recouvre leur ville. Ce silence ressemble à un monstrueux rugissement pétrifié.
Soudain, des gémissements, des plaintes, une clameur qui enfle en une sorte de frénésie. Et dans les regards, cette lueur de folie qui est celle de la mort entrevue.
Parfois, je parvenais à arracher quelques victimes aux décombres, envoyant les rescapés dans les centres de soin, dans les cafés où leur étaient distribués du lait et du beurre. Avant tout, j’essayais de canaliser les mouvements de panique.
Parfois encore, une femme en pleurs m’adjurait de sauver son mari prisonnier des ruines en flammes, une jeune fille courait, cherchant sa mère, un homme se plaignait d’avoir tout perdu, des brancards silencieux défilaient, d’où pendaient des mains sales et crispées. Et à chaque pas, les souliers craquaient affreusement sur les éclats de verre. Sur un tas de gravats, on avait placé cette inscription en grosses lettres noires: Unsere Mauern brachen – Unsere Herzen nicht.
Un jour, près du Kurfürstendam, je rencontrai une vieille dame errante, hagarde, le visage baigné de larmes et hoquetant. Je voulus lui être utile.
- Oh, non, mon pauvre Monsieur! Vous ne pouvez plus m’aider!
- Mais où allez-vous comme ça?
D’un signe las du menton, elle désigna le französischer Dom.
- Prier, Monsieur, c’est tout ce qu’il me reste!
Cette scène fut la dernière image que j’emportai de Berlin. Quelques jours plus tard, la capitale en ruine, on me renvoyait en Carélie, chargé d’une mission urgente…

p. 159 — 161

Dans la demi-pénombre, on pouvait encore voir les souches que les grenades avaient arrachées, et leurs bras se hérisser du sol jalonné de trous. À une vingtaine de mètres, je crus discerner un soldat russe qui nous épiait comme s’il jouait à cache cache derrière les troncs d’arbre. Il me sembla alors que chaque sapin se mouvait et que chaque pierre dissimulait un ennemi. Quelque chose se préparait. L’atmosphère était chargée d’ondes. Tout était trop calme.
Je me glissai à l’avant de la section, premier hérisson derrière les mitrailleuses en éventail, rampant comme une écrevisse et me déchirant les avant-bras aux éclats dentelés des obus, quelques hommes en couverture cachés dans des trous. Les mitrailleuses soviétiques étaient bien là, elles aussi, j’ en étais certain, elles étaient là avec leurs grands chargeurs comme des plaques à gâteaux, prêtes à s’enrayer toutes les vingt cartouches.
Couché le long d’un tronc mort, la mitraillette dégagée, le doigt crispé sur la détente, j’attendais. J’attendais ce déchaînement de crépitements et de feu qui devait surgir incessamment. Pas un mot. Pas un bruit. Un silence de mort. Ne plus imaginer! Ne pas penser! À la guerre, il faut éviter de penser plus loin que quelques secondes. Les horreurs sont supportables quand on baisse la tête, mais elles tuent quand on y réfléchit.
Un déclic, un cri, une fusée verte jaillissant des buissons. Soudain, une formidable clameur ébranla la forêt. À croire que toute l’armée soviétique nous tombait dessus, hurlant, vociférant furieusement. En une seconde ce fut un concert de centaines d’armes en action. Les grosses «Maxims» russes, tirant haut, coupaient, tranchaient, émondaient les arbres dont les branches giclaient en l’air avant de retomber lourdement sur les têtes, les armes légères tissaient une couverture d’acier sur les épaules. C’était une orgie de fer rasant les casques, sifflant et ricochant en tous sens. Les mitrailleuses 42, au débit ultra-rapide, répondirent sèchement par courtes et brusques rafales, réduisant bientôt les «Maxims» au silence.
Un mitrailleur, qui avait épuisé ses munitions, se défendait au pistolet, prêt à tirer sa dernière balle. Un autre ne tirait déjà plus, gisant comme un couteau de poche à demi-ouvert par dessus la crosse. Un caporal engagé volontaire se défendait à coup de grenades qu’il lançait les unes après les autres, avant de s’effondrer, le corps percé de part en part.
Cependant, l’ennemi nous contournait sur la droite. Les Russes arrivaient en hurlant, les bras en l’air, riant comme des fous. Ce n’était plus des soldats qui se lançaient sur les canons des mitraillettes, mais une masse de corps sacrifiés, semblables à des cadavres en mouvement, des sortes de robots déchaînés que la méthamphétamine aurait privé de tout sentiment de peur et d’empathie, et qui, d’une certaine manière, ne vivaient déjà plus.
Détonations creuses, crépitements violents, sifflements diaboliques, fumée étouffante. L’air embaumait le gaz saturé. Maintenant, c’était à la baïonnette et au couteau que se poursuivait le combat. On frappait profondément, on transperçait la chair molle, au poumon, au cœur, aux reins, au ventre, au visage. Et les lames affilées crissaient, toutes sanglantes.
Pour moi, l’instant décisif commença lorsqu’un soldat, qui venait de s’écrouler, me supplia de le tirer hors de son trou. Je m’approchai en rampant et lui tendis la main. Le blessé était d’une pâleur de cire, le visage exsangue. Sa manche gauche était déchirée et, de là, coulait un sang étonnamment clair. Je n’eus pas le loisir de vérifier si l’os était brisé ou le muscle lésé. À peine entendis-je une deuxième clameur lancée par une nouvelle vague d’assaillants qu’une grenade sauta juste devant moi. Une averse de fragments grésilla dans l’air, et quelque chose qui ressemblait à des coups de fouet frappa mon corps.

p. 219 &mdash 219

Habituellement, quand je poussais les portes, la plupart des détenus étaient déjà debout, ou pour le moins assis sur le bord de leur lit en train de s’étirer. Parfois, certains se tenaient juste derrière le battant et tendaient eux-mêmes leur bol afin d’échanger quelques mots à voix basse.
Un matin pourtant, en ouvrant la cellule de Micheloud, je ne vis personne. Le lit était défait, mais vide, et son bol ne se trouvait pas sur le seuil. Micheloud était une forte tête, une vraie. Je pensai aussitôt à une évasion et, instinctivement, je poussai la porte, qui n’était qu’entrouverte, jusqu’au mur afin de regarder du côté de la fenêtre.
Elle était fermée. Et Micheloud gisait là, pendu à l’espagnolette par sa chemise dont il avait noué une manche autour du cou. Ses pieds touchaient le sol, mais son corps était à moitié recroquevillé et son visage, déjà violacé, était strié de grosses veines claires semblables à des cicatrices. Il avait ce regard vide qu’ont les yeux des morts. Ses paupières rétractées sous l’arc des sourcils faisaient deux plis à peine visibles, d’un noir de seiche.
Je poussai un cri d’effroi:
- Micheloud!
Puis je me précipitai dans la cellule, soulevai le corps et, malgré l’affolement et la précipitation de mes gestes, je parvins à défaire sans trop de difficulté le nœud qui l’étranglait. Je m’apprêtai à étendre le corps inerte sur le sol lorsque Roille-Gosses, alerté par mon cri, surgit dans l’encadrement de la porte.
- Qu’est-ce qu’il y a? aboya-t-il.
- C’est Micheloud, M’sieur, il s’est pendu!
- Nom de Dieu! Il est mort?
- J’sais pas, faut faire quelque chose.
Roille-Gosses se rua sur Micheloud, étendu dos au sol, et colla une oreille sur la poitrine du malheureux.
- Le cœur, j’crois bien qu’il bat encore. Laisse-moi faire!
Il se mit alors en demeure de ranimer ce pauvre Micheloud. Mais, sous l’affolement, il exécutait les gestes d’une façon désordonnée et brutale, s’interrompant à tout moment pour gifler le pendu. De toute évidence, il ne savait pas comment s’y prendre.
- Tu vas pas faire ça, p’tit con! répétait-il dans une sorte de rage désemparée.
Et de gifler de plus en plus violemment le visage congestionné de Micheloud dont la tête ne faisait que rouler d’un côté et de l’autre sous la force des coups.
Je n’avais jamais vu Roille-Gosses dans un cet état. On eût dit qu’il pleurait en s’acharnant sur ce corps inanimé, et qu’il avait perdu tout discernement. J’eus soudain très peur. J’ignorais si Micheloud était encore vivant, mais j’avais la certitude que, si tel était le cas, cette brute épaisse était tout simplement en train de l’achever.
Je me mis à hurler dans le couloir:
- Au secours! Au secours! Y a Micheloud qui meurt!
Plusieurs pensionnaires arrivèrent en courant, se bousculant dans la cellule, si bien que, rapidement, ce fut la pagaille autour de Roille-Gosses, toujours en train de frapper Micheloud. Chacun y allait de son conseil:
- Faut l’mettre sur l’ ventre!
- Tirez-lui la langue, il va s’étouffer!
- Apportez de l’eau!
- Faut appeler l’Vieux!
- Non, c’est un toubib qu’il faut!
- Un toubib? Pas la peine, on voit bien qu’il est mort!
Le brouhaha gagnait le couloir, avant de s’amplifier dans l’escalier reliant les deux étages. Des détenus se croisaient et se bousculaient.
- Vite, j’vais chercher l’Vieux!
- Qu’est-ce qui se passe, là-haut?
- Micheloud est mort!
La nouvelle se déformait en s’accélérant.
- Quoi? Qui est mort?
- C’est Micheloud!
- Comment?
- Il s’est pendu, disait une voix.
- C’est Roille-Gosses qui l’a tué, prétendait une autre.
Dans la cellule, le visage rougi et couvert de sueur, Roille-Gosses s’acharnait toujours vainement sur le cadavre, et ses gestes désordonnés jetaient sur le mur de grandes ombres brusques. Il mettait tant de fureur dans ses gifles qu’il en devenait hystérique. On eût dit qu’il se battait à mort contre Micheloud davantage qu’il ne cherchait à le ramener à la vie. Son crâne oblong, sous les mèches brunes, était tavelé, les rides avaient envahi son front et son cou, ses yeux étaient sanguins et voilés. Tout en lui disait la débâcle. Soudain, se retournant, il s’emporta contre les détenus qui le regardaient d’un air hébété.
- Foutez-moi l’camp! Foutez-moi tous le camp d’ici, bandes d’idiots! Dans vos chambres immédiatement, c’est compris!
Le brouhaha s’interrompit net. Alors, au fond du couloir, dans la dernière cellule que le surveillant n’avait pas encore ouverte, on entendit frapper violemment contre la porte, et une voix angoissée interrogea le silence:
- Que se passe-t-il? Pourquoi on ne m’ouvre pas? Répondez-moi!
Personne ne répondit. Dans le couloir, on ne percevait plus que des bruits de pas précipités qui allaient dans tous les sens…

p. 257 — 259

Le voyage ne fut d’abord qu’un interminable défilé de villages aux isbas proprettes et de hameaux aux chaumières misérables, où poules et cochons, indifféremment, pataugeaient dans la boue ou s’ébattaient dans la cuisine. À chaque arrêt, des paysans se ruaient aux portières ou tenaient boutique sur le quai. Beurre, œufs, fromage, miel, graines de tournesol, tout se vendait au prix du marché libre, c’est-à-dire trois fois plus cher que le tarif des corporations. Mais tous préféraient le troc. Pour une pelote de laine d’une vieille paire de chaussettes défaites, on recevait six œufs. Les aiguilles valaient de l’or. Le sucre et le poisson de notre ration du jour assurèrent à nos anges gardiens, qui trafiquaient tous azimuts, des bénéfices mirobolants.
L’obscurité tombante transforma bientôt le voyage en enfer. Cette nuit du 16 décembre 1944, le lieutenant Alfred Luginbühl évoqua les mânes de la grande Armée, et il en fut réduit à envier le ventre chaud de leurs chevaux morts. La morsure du froid pénétrait si facilement les vêtements que les fouilles ne nous avaient pas volés, que le trajet se déroula en incessantes contorsions du corps, en sauts furieux, en battements de bras contre les épaules, pour que le sang ne se figeât pas complètement. Les visages violacés étaient aussi raides que le dos d’un gant pelé, et les chaussures, dures comme des cornes, faisaient un bruit sec à chaque mouvement. Plus personne ne savait parler. Gémissements et grognements avaient remplacé les mots, crispant les corps et enlaidissant les visages.
Les Russes avaient entassé les prisonniers dans les wagons en nombre deux fois plus importants qu’ils ne pouvaient en contenir, si bien qu’il nous était impossible de nous étendre, ni même de nous asseoir. Juchés sur la pointe des pieds, le cou tendu, la bouche ouverte afin de mieux respirer, nous avions l’air de pendus que les secousses du train faisaient se balancer horriblement. Cette situation était aggravée encore par la dysenterie qui contraignait la plupart à satisfaire leurs besoins naturels dans des boîtes de conserve circulant de main à main, et qu’il fallait vider à l’extérieur par les lucarnes d’aérations garnies de barbelés. La priorité étant donnée aux convois militaires, nous restâmes souvent bloqués sur des voies de garage, sans nourriture ni boisson, fous ou à moitié morts, attendant l’aube comme une délivrance, parce qu’il fallait bien espérer pour ne pas mourir aussitôt. Toute la nuit, je m’accrochai à cette pensée qu’il existait quelque chose de plus précieux que la vie. Il devait forcément y avoir une raison. Sinon, comment supporter une telle souffrance?
Tandis que notre convoi approchait de Leningrad, sur les rares routes, une procession de «Tigres» et de «T 34» reposaient à demi-éventrés sur les talus qui bordaient le chemin de fer. D’autres, presque intacts, subissaient déjà l’agression de la neige, des pluies et de la rouille. De gros obusiers, semblables à des bouledogues muets, étaient assis sur leur arrière-train, une roue brisée les laissant parfois à demi-couchés sur le flanc.
Enfin, ce fut Leningrad!

p. 266 — 268

Tous les matins, sur la petite place au milieu du camp, les pieds gelés, le visage bleui, plus de trois cents prisonniers de nationalité diverses se pressaient pour l’appel. L’opération durait jusqu’à ce que l’officier de journée eût trouvé le nombre exact, ce qui représentait le plus souvent une attente de plus d’une heure. Ensuite venait la répartition des équipes pour le travail.
La plupart s’en allaient dans les bois, attelés à leur luge, non sans avoir été comptés et recomptés en franchissant l’enceinte de barbelés. D’autres, désignés à la corvée de neige, pelletaient mollement dans le grand tapis blanc que d’épais flocons tombant d’un ciel lourd égalisaient aussitôt. D’autres encore, se croyant plus malins, s’éclipsaient en douce et flânaient autour des latrines, cachés par un paravent de piquets entrecroisés de branches de sapins dont on arrachait les rameaux en guise de papier hygiénique.
Mais l’oisiveté se révélait rapidement pire que le travail, et même avec les mains enfouies au fond des poches, les plus revêches finissaient par prendre une bêche pour se réchauffer. D’autant plus que l’officier de journée, s’il venait à tomber sur un désœuvré, ne manquait pas l’occasion de l’envoyer pour un temps indéterminé au «Katza», une sorte de local disciplinaire frigorifié où l’on entassait à la verticale autant de prisonniers qu’il pouvait en contenir. Lorsqu’il fallait faire de la place aux nouveaux venus, le préposé aux punis, le fameux Brigadier, choisissait quelques têtes au gré de son humeur et les expulsaient à grands renforts de jurons. Après quelques mois de ce régime, le prisonnier, dans l’obligation de travailler, et juste assez résistant pour ne pas ployer sur ses genoux, n’était plus qu’un mort en sursis.
En tant que lieutenant, je n’avais pas à subir la sanction du «Katza». Les officiers étaient consignés dans les chambres glaciales, borgnes et sales. Seul le plancher était impeccable. Pour éviter les épidémies, la corvée matinale consistait à le gratter soigneusement avec un morceau de verre. Faute de serrures, les portes n’étaient pas fermées, mais les contrôles fréquents exposaient les détenus à de terrible sanctions en cas de transgression. Quel que soit l’endroit où se purgeait la punition, l’exposition immobile au froid égalisait très vite le sort des soldat et des gradés. Partout, le même vent glacial fatiguait la plaine, fatiguait les forêts, fatiguait les hommes.
Le monde s’était réduit aux dimensions du camp, la vie ne signifiait plus que labeur et sommeil, le désir s’était tari, la douleur émoussée, la mémoire était vaincue. Sur ces débris humains qui s’allongeaient chaque soir pour mourir, et qui se relevaient pourtant chaque matin, ne régnaient plus que le gel, les sentinelles, la vermine et la fièvre.
Dans ces conditions, il ne servait à rien de penser à autre chose qu’à se nourrir et se réchauffer. Il fallait seulement s’accrocher à l’horizon de la prochaine heure, et essayer de lui survivre. Le lendemain était un concept dangereux, aussi indéterminé que si l’on parlait de l’au-delà. Et se référer à des concepts quand seule la partie reptilienne du cerveau pouvait vous maintenir en vie, c’était l’assurance de mourir. Certains parmi les plus instruits en firent cet hiver-là la funeste expérience.

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Ce jour-là, je compris que la guerre ne s’était pas terminée le 8 mai à 23 heures avec la signature de la capitulation par le haut-commandement nazi et les alliés. Le conflit demeurait dans la tête des vainqueurs et dans celle de leurs dirigeants. Les peuples avaient soif de vengeance et d’épurations. Et si la discipline régnait encore dans les camps de prisonniers, je découvrais subitement que le chaos se répandait partout à l’extérieur, et que cette perte de l’autorité militaire ouvrait la voie à toutes sortes de pillages.
Les soldats soviétiques surtout, ivres de vengeance, commettaient alors les pires exactions, violant des femmes, pillant et incendiant les rares maisons encore épargnées. Quand ce n’était pas à des campagnes de nettoyage ethnique, on assistait à des expulsions sauvages de la population vaincue dans un climat de représailles exacerbé. Des décrets urgents expropriaient ceux qui s’accrochaient encore à leurs biens et les jetaient, sous la vindicte et dans le plus grand dénuement, sur les routes ou dans des trains à bestiaux.
Dans un chaos indescriptible, des vieillards, des femmes et des enfants qui s’en sentaient la force, tentaient leur chance à pied, tirant des chariots sur lesquelles ils avaient entassé à la hâte leurs derniers effets personnels. Les autres étaient regroupés provisoirement dans des camps de fortune, et utilisés la journée pour le déblaiement de la ville sous la surveillance de fantassins casqués, la poitrine bardée de cartouchières, le doigts sur la détente de leur mitraillette.
Non, la guerre n’était pas finie. Ni pour moi, ni pour les hordes de soldats qui écumaient la région, ni pour les anciens détenus de toutes nations jetés sur les routes d’une Europe de l’Est en proie à l’anarchie, ni pour les millions de civils fuyant la faim, les pestilences, la terreur et le misérable désespoir de la défaite. Mais c’était une guerre différente, sans ordre, sans discipline, sans combats armés ou bombardements. Une guerre plus sournoise où le danger pouvait venir à tout moment, de n’importe qui, de n’importe où. Une guerre où mon serment d’honneur ne représentait plus rien. Dorénavant, il y aurait moi contre les autres. Et les autres, ce n’étaient plus seulement les Russes.
Le jour s’en allait mourir aux pieds des murs éventrés. Je me rendis à l’évidence que je n’avais rien à faire à Königsberg, puisque l’arbitraire et la pagaille y régnaient en maîtres. Je ne pouvais exclure qu’à tout moment une patrouille m’arrêtât pour m’envoyer déblayer une rue conduisant à un quelconque état-major, ou qu’elle me tirât comme un lapin pour pillage. Je me résolus donc à partir le lendemain même.