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Pierre Béguin

écrivain

Littérature

La scandaleuse Madame B.

Extraits de presse

Extraits du livre

Roman , 448 pages , Albin-Michel - 01/2020.

Extraits de presse

« Pierre Béguin rend justice à Josette Bauer la scandaleuse »

Isabelle Falconnier, Le Matin Dimanche, 2 février 2020

« Pierre Béguin raconte la cavale de Josette Bauer, qui défraya la chronique dans les années 1960 et fascina Truman Capote »

«DIABOLIQUE GENEVOISE»

Anne Pitteloud, Le Courrier, 14 février 2020

« Un roman-vérité à la genevoise »

Pierre Béguin relie Josette Bauer à Truman Capote

Benjamin Chaix, La Tribune de Genève, 5 février 2020

HÉROÏNE EN CAVALE

« Dans un ample roman-vérité, l'écrivain genevois déploi la folle trajectoire criminelle de Josette Bauer. Où la chronique judiciaire se transforme en roman d'aventure. »

Thierry Raboud, La Liberté, 15 février 2020

La Suissesse aux mille visages

« Un roman sur Josette Bauer, feme fatale qui fascina Truman Capote. »

Laurence Caracalle, Le Figaro, 27 février 2020

L'incroyable destin d'une Genevoise en cavale pendant douze ans

« Entre réalité et fiction, le roman de Pierre Béguin "La scandaleuse Madame B." suit les traces de Josette Bauer. Une jeune femme jugée pour parricide, qui s'évade de sa prison suisse en 1964 et y retourne dix-sept ans plus tard, extradée des États-Unis. »

Geneviève Bridel, RTS, 24 mars 2020

LA «SORCIÈRE DE GENÈVE» A MAINTENANT SON LIVRE

Pierre Béguin est l’invité du journal de lémanbleu-tv

lémanbleu-tv, 21 février 2020

Josette Bauer et Truman Capote ou le drame de vivre à la mauvaise époque.

Sabine Dormond, Bon pour la tête, 19 mars 2020

Pierre Béguin éclaircit l’affaire Josette Bauer

Avec La scandaleuse Madame B., l’auteur genevois Pierre Béguin signe un roman-vérité passionnant. Partant de l’enquête sur un crime commis à Genève en 1957, il retrace le parcours de la présumée coupable, Josette Bauer, ajoutant à sa cavale incroyable une correspondance fictive du célèbre écrivain Truman Capote.

Thibaut Kaeser, L'ÉCHO, 2avril 2020

Librairie de l'Express

TIENS, EN VOILÀ UNE QUI N’AIMAIT PAS ÊTRE CONFINÉE! Josette Bauer a réussi à s’évader à deux reprises de prison, une première fois en Suisse, en s’échappant d’un hôpital, et une seconde aux Etats-Unis, en escaladant un grillage bardé de barbelés. Mais qui se souvient encore de Josette Bauer aujourd’hui?

Jérôme Dupuis, L'EXPRESS, 9 avril 2020

A bout de soufre

Scandaleuse, provocante, mystérieuse, Josette Bauer a vécu une vie de cavale et multiplié les aventures rocambolesques, dignes de l’imagination foisonnante d un feuilletoniste du XIX e siècle. Pourtant, cette fille d un riche industriel suisse a bel et bien existé.

François l'Estavel, Paris Match, 9 avril 2020

Un «ange noir» au destin hors normes

L'histoire est extraordinaire, le livre palpitant. Pierre Béguin retrace le destin hors du commun de Josette Bauer, fille d'un riche industriel genevois que son mari a assassiné en novembre 1957. Débute alors une vie de cavale et d'aventure: la jeune femme s'évade, disparaît, se retrouve mêlée au trafic de drogue de la «French connection». Elle est encore arrêtée aux Etats-Unis, avant qu'on la retrouve éleveuse de chevaux, vaguement prostituée...

EB, La Gruyère, 27 février 2020

Quand Josette Bauer fascine Truman Capote...

Après deux récits autobiographiques, bouleversants d’humanité, Jonathan 2002 et Vous ne connaîtrez ni le jour ni l’heure, Pierre Béguin se tourne vers les grandes affaires criminelles qui ont secoué les tribunaux à la fin des années 50 : «l’affaire Pierre Jaccoud» avec Condamné au bénéfice du doute (prix Édouard Rod 2016) et «l’affaire Josette Bauer» avec la Scandaleuse Madame B.

Corine Renevey, Blogres, le blog d'écrivains, 18 février 2020

Une femme en cavale

On tourne les pages avec hâte pour découvrir l'histoire rocambolesque de «Madame B.»

Coopération, 26 juin 2020

Nouveau roman de Pierre Béguin: une ensorceleuse en cavale

L’écrivain suisse Pierre Béguin s’est inspiré d’un fait divers incroyable, mais vrai pour écrire son nouveau roman, La scandaleuse Madame B. Fouillant de nombreuses archives, il a retracé la vie de Josette Bauer, une femme qui a fait les manchettes dans les années 1960 en s’évadant de prison et en se mêlant au trafic de drogue, intégrant la fameuse French Connection.

Marie-France Bornais, Le Journal de Montréal, 12 juillet 2020

Josette Bauer, femme fatale en cavale

Pierre Béguin aime les affaires au carrefour du droit, du fait divers et de la littérature. Il s'était déjà penché sur l'affaire Jaccoud, qui défraya la chronique judiciaire dans les années 50, et en avait tiré un très bon roman, Condamné au bénéfice du doute*, couronné par le Prix Édouard-Rod en 2016...

Jean-Michel Olivier, Blogres, 12 mars 2020

Une histoire de cavale pour oublier le confinement !

"La scandaleuse Madame B" de Pierre Beguin, c'est Josette Bauer, accusée de meurtre et évadée en 1964. Son parcours croise le FBI, la French Connection et Truman Capote.

Nicola Lemarignier, info France 2, 28 avril 2020

Extraits du livre

p. 15 — 21

C’est une incroyable histoire…

Genève.
Un soir de novembre.
Un homme grand, maigre, un brin dégingandé, vole un scooter, rue de la Tour-Maîtresse, dans le centre-ville. Dissimulés sous son manteau, un poignard et une singulière matraque de sa confection.
Il se dirige résolument du côté des Délices.
47, rue de Lyon. Une villa cossue sur deux étages, qui abrite un atelier de mécanique de précision. Sous le nom de Mecanex, on y fabrique des prototypes, des outils délicats, des armes. Aucune lumière. La grille est fermée. Les mains gantées, l’homme fait le tour de la propriété et s’introduit dans le jardin. Dans l’ombre, caché près de la porte d’entrée, il attend.
Longtemps.
Si bien qu’il finit par s’assoupir…
Cette nuit-là, vers 1 heure du matin, le propriétaire du 47, rue de Lyon, un certain Léo Geisser, industriel aisé, rentre chez lui en compagnie de son amie, une jeune Française de seize ans sa cadette en instance de divorce, avec laquelle il s’apprête à convoler en troisièmes noces. Le mari menace. La situation est tendue. Pour décourager toute agression, Geisser porte toujours sur lui un pistolet d’alarme.
Au moment de pousser la porte de fer qui ouvre sur son jardin, il a un mouvement de recul. L’impression que la villa est surveillée. Une intuition? Une ombre qu’il devine?
Il prie son amie de regagner le centre-ville et de lui téléphoner une fois en sécurité. La jeune femme obtempère. Un quart d’heure plus tard, elle l’appelle depuis un bar de Plainpalais. Personne ne répond. Personne ne répondra plus…

Un bruit de pas sur le gravier et un changement d’intensité dans l’éclairage réveillent brusquement l’homme qui s’était assoupi. Il redresse la tête. En face de lui, un quinquagénaire trapu, bâti en force.
— Le bruit de son pas m’a réveillé, précisera-t-il lors de son procès.
— Ainsi vous dormiez?
— Oui, Monsieur le président.
Il poursuit d’une voix pâteuse, sourde, qui brouille les syllabes, comme s’il mangeait une bouillie:
— J’étais prêt à m’enfuir. Il m’a interpellé, il a tiré en l’air. A ce moment-là, j’aurais voulu me sauver…
— Vous avez eu peur qu’il vous ait reconnu?
— Oui. Et les coups de feu... Alors je l’ai frappé avec la matraque.
Combien de temps dura la lutte? Le temps pour la victime de presser encore une fois sur la gâchette de son pistolet d’alarme et de frapper son agresseur avec la crosse. Le temps pour l’agresseur d’assener quelques coups de matraque et de poignarder son adversaire à plusieurs reprises avec un couteau de parachutiste à double tranchant.
Léo Geisser, le visage ouvert de la bouche à l’oreille, le corps tailladé, l’aorte sectionnée, expire sur le seuil de sa maison où, agonisant, il s’est traîné.
Il est 1 h 15 du matin.

La jeune femme, inquiète, retourne rue de Lyon. La police est déjà sur place, alertée par des voisins qui ont entendu les coups de feu. On retrouve près du corps de la victime son pistolet d’alarme, sa montre-bracelet, une lampe de poche. On retrouve surtout un objet essentiel: une sorte de matraque artisanale fabriquée de façon curieuse, constituée d’un tuyau en caoutchouc d’une longueur de 28 centimètres dans lequel on a coulé un lingot de plomb de 11 centimètres; des clous sans tête sont plantés au travers du plomb comme les pics d’un hérisson, l’ensemble est fixé sur un tronçon de manche à balai.
C’est sur ce petit morceau de manche à balai que tient toute la suite de notre histoire. Mais il faudra patienter. Une année et demie. Car pendant des mois la police piétine. On fouille systématiquement le passé de Geisser. On explore sa vie sentimentale, assez orageuse. On s’intéresse à ses relations d’affaires, à ses amis. On interroge la jeune femme. On soupçonne bien évidemment le mari jaloux. On suit la piste de rôdeurs – à l’heure du crime, plusieurs témoins ont aperçu deux hommes s’enfuyant par l’allée et le jardin du Clos Voltaire adjacent à la villa Geisser. On enquête tour à tour sur des trafiquants d’armes nord-africains et sur des employés haineux licenciés par la victime. Tout ce qui pouvait être lié à ce crime fut étudié et fouillé. En vain.
Qui est l’assassin?

L’assassin, justement…
Son crime accompli, il s’enfuit par la rue de la Poterie, saute sur le scooter, oubliant la matraque dans sa précipitation. Au quai de l'Ecole-de-Médecine, devant les anciennes casernes, il jette le poignard dans l’Arve sans même descendre de son véhicule. Le bruit caractéristique d’un objet heurtant l’eau lui confirme que l’arme n’est pas tombée sur la berge. On ne la retrouvera pas. A Carouge, il abandonne le scooter volé et continue à pied par la route de Drize. Il lui reste à peine un kilomètre pour atteindre sa villa de Pinchat.

Le jour suivant, la Tribune de Genève rendra compte ainsi de l’événement:
Cette nuit, vers 1 h 15, un crime a mis en émoi les habitants de la rue de Lyon, à la hauteur de la rue de la Poterie. M. Léo Geisser, 51 ans, originaire du canton de Saint-Gall, qui exploite une manufacture de mécanique de précision au 47 de cette artère, rentrait chez lui quand il fut assailli par un inconnu.
La porte de fer donnant sur la rue de Lyon ayant été refermée par la victime, la police dut emprunter une échelle pour pénétrer dans la propriété. Le corps de M. Geisser, tourné face contre le gravier, gisait à deux pas de la maison. A ses côtés, une montre, dont le bracelet a sauté, et un pistolet appartenant à la victime. Le docteur Jichlinski de la Policlinique ne put que constater le décès.
Selon les premiers témoignages recueillis sur place, une brève mais violente dispute aurait eu lieu dans l’enceinte de la villa. Le meurtrier aurait pris la fuite par les jardins attenants au Clos Voltaire.
A 7 heures samedi matin, les mobiles du crime n’avaient pas encore pu être déterminés par la police. L’enquête se poursuit.

Un entrefilet, quelques lignes seulement. Comment aurait-on pu deviner la suite?
Voilà pour le prologue.
Un simple fait divers? Non. Le point de départ d’une incroyable aventure qui va se développer durant plus de vingt-cinq ans sur des voies aussi tortueuses que le labyrinthe d’un rat. Une aventure qui nous entraînera sur trois continents, croisant des destinées célèbres et surprenantes, touchant même du doigt l’Olympe politique et des morceaux de l’histoire du monde.
Comment la raconter?
Le plus simple est encore de revenir au moment du drame.

Nous sommes en 1957, dans la nuit du 8 au 9 novembre, peu après 2 heures. L’assassin rentre discrètement chez lui, 8 avenue Antoinette, dans la commune de Veyrier. Une lumière éclaire ostensiblement le salon, la voiture stationne en évidence devant la maison. Deux indices susceptibles d’attester sa présence. Pourtant, il n’a pas vraiment planifié son crime. Il est allé rôder du côté des Délices, comme il l’avait déjà fait à maintes reprises, attendant la bonne opportunité. Le poignard, la matraque, il les a pris «à tout hasard». Pourquoi ce soir-là? Le sait-il lui-même? Le scooter volé? L’assoupissement? Le coup de feu? L’engrenage? Le crime a eu lieu. Mais les secondes où il s’est produit ne lui apparaissent toujours pas comme une réalité allant provoquer un bouleversement inéluctable de son existence.
Jusqu’à cet instant où, dans la salle de bains, se débarrassant de ses habits ensanglantés, il découvre qu’il n’est pas revenu indemne de son expédition meurtrière. La victime, avant de succomber, a eu le temps de lui administrer un vigoureux coup de crosse. Le miroir lui renvoie l’image implacable d’un œil tuméfié. Difficile à cacher. Comment justifier un tel hématome face à la police? Car des inspecteurs vont venir l’interroger, il le sait. C’est une question d’heures.
Qui est ce mystérieux assassin?

p. 67 — 71

13 octobre 1961.
Le réquisitoire.
Les plaidoiries.
De grands oiseaux noirs battent des ailes et piaillent avec emphase devant deux accusés qui, ni l’un ni l’autre, ne représentent les personnages du drame sordide qu’on est en train de jouer à la barre.
Richard, sanglotant, courbé de tout son corps, comme retranché de la vie, ses cheveux noirs partagés sur la gauche par une raie stricte, ses yeux mornes derrière des lunettes à grosse monture sombre, sa figure replète et sans mobilité abîmée dans ses mains.
A ses côtés, mais dans un autre monde, Josette, prostrée, triturant un petit mouchoir, son visage blanc de madone, son cou de cygne si frêle ployant sous les cheveux légers, un peu moins belle maintenant, avec ses yeux vivants dans une face morte.
Seule contre tous.
Etrange inconséquence de la foule: si Richard Bauer, d’une voix neutre et effacée, peut décrire les détails scabreux du crime, ses péripéties les plus sanglantes, sans soulever la moindre indignation, Josette, elle, ne peut bouger le petit doigt sans provoquer un tollé, polarisant sur sa personne toute la rage de l’assistance. Car la foule hait Josette Bauer. Elle la hait d’une haine irraisonnée, instinctive, féroce. Dès qu’elle ouvre la bouche, avant même qu’elle n’expose son point de vue, montent dans la salle des chuchotements indignés, des ricanements caustiques, de sourdes protestations: «Ah non! elle ne va tout de même pas nous faire croire ça! Ah non! c’est un peu fort de café… cette moins-que-rien qui ne pensait qu’à ses robes, ses voitures, ses amants, cette dégénérée qui donnait des cocktails dans la maison d’un père qu’elle avait assassiné! Et quelle vie elle menait! Ça sortait le soir en faisant pétarader sa voiture de sport, ça rentrait à des heures impossibles. Et le matin, son mari sitôt parti au travail, ça recevait des amis, des amants, ça s’achetait des chevaux de selle, ça prenait des leçons de pilotage… M. Bauer, lui, on le voyait souvent avec un tablier en train de faire la vaisselle ou la cuisine…» Du peuple au bon bourgeois, tous la détestent du fond de leurs tripes parce que son insouciance, son amoralité soulèvent en eux des questions essentielles qu’ils ont décidé de tenir dans l’ombre.
Et quand Josette, émouvante, le regard noir, déchiquette les syllabes de sa petite bouche vorace pour crier son innocence, jurant n’avoir jamais cru aux intentions meurtrières de son mari, sa voix a des poussées aiguës, sa main osseuse, nerveuse, scande les mots... Mais chaque parole arrache au public des murmures houleux, et des femmes imitent dans ses intonations cette voix crispante qui monte… qui monte… Derrière ces moqueries, ces vagues d’indignation, on croirait entendre Montherlant: «La haine de la femme qui fait la soupe contre la femme qui fait l’amour.»
Que peut-on attendre d’un peuple domestiqué dont l’esprit ne connaît d’autres nourritures que les journaux de ses maîtres? On hurle: «A mort la sorcière!» Dans les fantasmes populaires, l’accusée est assimilée à une sorte de Messaline ayant eu plus d’amants que le Grand Turc n’avait de concubines. «Rêvée» par toute la presse boulevardière qui retrouve en elle le vieil archétype de l’ensorceleuse, elle cristallise la répulsion. Josette Bauer devient «la sorcière de Genève», «la scandaleuse au masque d’ange», «la diabolique des Délices».
Sa légende se lève comme un soleil noir.

Les plaidoiries enfin terminées, pendant plus de cinq heures, les deux accusés vont vivre les affres de l’attente au milieu d’une salle en effervescence ou dans la solitude de leur cellule.
La procédure genevoise est si cruelle!
On commence par lire les questions auxquelles le jury devra répondre par oui ou par non, chaque question étant appuyée par l’évocation détaillée des faits.
La lecture n’en finit pas.
A 17 h 50, le jury entre en délibération.
C’est long, c’est interminable.
A 20 h 30, le procureur monte à sa place. Mouvement de foule. Le public se penche. Voici les deux accusés qui reviennent, livides, marchant comme des somnambules, passant comme des ombres…
Le président donne solennellement la parole au chef du jury, un brave homme ému qui peine à lire ses phrases. Et pendant qu’il balbutie, Richard et Josette, effondrés sur le même banc, cherchent à déchiffrer dans ce langage abscons une indication sur leur sort: «Assassinats… circonstances aggravantes…»
Aux murmures de la foule, Josette devine que le verdict sera lourd. Et quand le procureur se lève, impassible, pour énoncer la sentence, on dirait, à chaque mention du châtiment, que c’est le public lui-même qui reçoit le coup, lui arrachant tantôt une exclamation d’indignation, tantôt de pitié, presque de souffrance…
Dans son réquisitoire, le procureur général Eger, qui exigeait d’abord la réclusion à vie, se ravise, suit Me Nicolet et demande une réclusion de vingt ans pour Richard, de dix-huit pour Josette. On interroge alors les deux accusés:
— Avez-vous quelque chose à ajouter?
— Non, soupire Richard, affaissé comme un pantin qui aurait perdu tout ressort.
— Et vous, Josette Bauer?
— Oui.
Elle se lève, les deux mains serrant la barre, mitraillée par les photographes. Et d’une voix douce:
— Si j’avais eu conscience que mon mari allait commettre cet acte, je l’en aurais empêché et il ne l’aurait pas commis. Je vous prie, pour lui, d’en tenir compte.
Nouvelle procédure pour quantifier la peine et nouveau supplice pour des accusés qui ne semblent plus jugés par des hommes mais broyés par une machine.
Tard dans la soirée, le verdict donnera respectivement quinze ans et huit ans. Pour beaucoup, la condamnation est trop douce.
JOSETTE BAUER: «En entendant le verdict, je suis entrée dans un cauchemar dont je ne suis jamais vraiment ressortie. Je sentais les larmes de mon avocate mouiller ma joue pendant qu’elle me soutenait, mais je ne pouvais toujours pas croire l’horrible vérité: coupable!»

p. 114 — 124

Manhattan,
3 janvier 1968
A Harper Lee

Ma petite Nelle,
Quel plaisir de recevoir ta lettre et d’apprendre que tu restes ouverte à ma proposition. Comme promis – et pour mieux t’appâter –, je te livre mal dégrossie l’amorce de mon futur chef-d’œuvre:
Tout commence à Port Everglades, Floride, un matin du 31 août 1967. Imagine un luxueux paquebot italien, le Federico C, conduit par un pilote du port, glisser lentement en direction du quai, tiré par trois remorqueurs. Vers 10 heures, les premiers passagers s’engagent en file indienne sur l’étroite passerelle en pente qui croupit déjà sous le soleil sudiste. En bas, deux agents du service des douanes; devant, à quelques pas, la porte qui ouvre l’accès aux État-Unis; de chaque côté, un grillage qui ferme le port. John Worth, un des douaniers pour qui ce débarquement fait partie de la routine quotidienne, tout en s’épongeant le front, doit probablement s’amuser de ce grand touriste qui n’a ni caméra ni appareil de photo, vêtu d’une veste sport légère et d’un polo qui retombe sur un pantalon plus large qu’à l’ordinaire. Mais quand John Worth aperçoit une proéminence qui déforme le dos de la veste, il s’inquiète:
— Vous avez un problème avec votre dos, monsieur?
Pour toute réponse, le bossu écarte le douanier avec une agilité surprenante et fonce tête baissée au milieu des badauds, aussitôt poursuivi par plusieurs agents des douanes. On apprendra plus tard qu’il ne savait pas un seul mot d’anglais: eût-il compris la question du douanier qu’il aurait peut-être trouvé la réponse sésame qui lui eût évité tous ses ennuis. Car très vite, sortant d’un entrepôt de marchandises, solidement maintenu par quatre agents, l’élégante veste sport passée par-dessus sa tête pour l’immobiliser, le touriste bossu est emmené sans ménagement dans le bâtiment des douanes. Il ne fait aucune difficulté pour décliner son identité: Willy Charles Lambert, 36 ans, mécanicien, de nationalité suisse. Comme il n’en fait pas davantage pour ôter sa veste et l’ample polo. Au lieu d’une bosse de Quasimodo, les agents découvrent, arrimés à l’aide d’un vieux corset de femme, 8 livres d’héroïne réparties en autant de sachets. Une perquisition dans la luxueuse cabine du Federico C amène à la découverte de quatorze autres sachets. Au total, plus de 23 livres d’héroïne pure d’une valeur de plusieurs millions de dollars: la plus grosse prise individuelle jamais effectuée sur le sol américain!
Mais la perquisition réserve une autre surprise aux enquêteurs: Willy Charles Lambert ne voyage pas seul, il partage sa cabine avec une femme. Lambert, là non plus, ne fait aucune difficulté pour l’admettre. Il proteste simplement:
— Laissez-la tranquille, elle ne sait rien!
D’ailleurs, l’escale terminée, la femme revient au bateau avec souvenirs et cartes postales, et emprunte la passerelle qui mène à bord pour y récupérer son passeport de l’air le plus naturel du monde. Elle suffoque d’étonnement quand les agents l’abordent et lui apprennent que son compagnon transporte de la drogue:
— Des médicaments? Il est malade? Il ne me l’a pas dit!
— Non, pas des médicaments, de l’héroïne!
— De l’héroïne! Qu’est-ce que c’est?
La fouille de ses bagages ne donne rien. Sur elle, pas trace de drogue. Son passeport semble tout aussi normal: Paulette Louise Fallai, 26 ans, née à Paris, dresseuse de chevaux à Alicante, Espagne. Les agents lui demandent de rassembler quelques effets personnels et l’emmènent au bureau des douanes, où l’agent chef Alan Yarborough lui déclare:
— Vous êtes en état d’arrestation!
Puis il lui fait lecture complète de ses droits comme c’est l’usage aux États-Unis. La femme continue de crier, de pleurer, de maudire son compagnon qui lui a menti. Alan Yarborough reste de marbre, se contentant de l’informer qu’on va l’emmener à la prison de Miami. Sur le perron, Paulette Fallai retrouve Willy Charles Lambert menotté. On l’attache à lui. Dehors, une meute de journalistes, de reporters des chaînes télévisées, caméra sur l’épaule, gesticulent, hurlent dans un indescriptible brouhaha. En Amérique, tout va très vite!
Photographies, empreintes digitales, relevés d’identité: ils sont devenus des numéros. Le règlement autorise un appel téléphonique. La femme avise un nom sur une liste d’avocats affichée au mur du bureau.
— Je vous ai vue à la télévision, j’arrive! lui répond Me Pollack à peine s’est-elle présentée.
Selon l’usage, on fixe les cautions: 100 000 dollars pour Willy Charles Lambert, 10 000 dollars seulement pour Paulette Fallai. Une misère! Pour peu que le consulat français lui fasse une avance, l’élégante passagère devrait rapidement recouvrer la liberté. Son avocat, lui, en est convaincu: sa cliente, dont la maîtrise l’impressionne, sera vite acquittée, les charges retenues contre elle – un corset analogue à celui que portait Lambert découvert dans sa valise – manquant de précision et de solidité. Dans les jours qui suivent, on parle beaucoup de Lambert, grand sportif, ancien monte-en-l’air, qui a tenté le grand coup et l’a raté. Puis l’affaire se calme.
Mais voilà que, étrangement, Paulette Fallai néglige d’aviser le consulat de France comme l’aurait fait n’importe quelle personne sensée dans sa situation. Intrigués, les policiers poussent leurs recherches et s’aperçoivent que le passeport est un faux. Aussitôt, empreintes digitales et signalement sont transmis à Interpol. Rien concernant le signalement. Et pour cause! On apprendra par la suite qu’une opération de chirurgie esthétique faite à Paris en 1964 l’a rendue méconnaissable. Mais les empreintes digitales, envoyées par avion, vont faire mouche. Le 5 septembre, l’affaire éclate à nouveau avec une violence incroyable: Paulette Fallai se nomme en réalité Josette Bauer, 31 ans, citoyenne suisse recherchée par Interpol depuis son évasion trois ans plus tôt. Si le nom de Josette Bauer n’évoque rien aux policiers américains, en Europe il ravive l’histoire d’un des crimes les plus cyniques de ces dernières années.
A en croire les journaux locaux de l’époque que je me suis procurés depuis Verbier, Josette Bauer, c’est «la sorcière des Délices» (j’adore cette sorte d’oxymore, qui n’est en réalité qu’une référence à ce quartier de Genève où le crime a été commis, à deux pas de la demeure occupée jadis par le grand Voltaire; j’hésite à en faire mon titre), c’est encore «la femme louve du couple maudit», voire «la gamine monstrueuse» (elle avait alors 21 ans): pour parader dans des cabriolets ou des stations à la mode, elle s’était faite complice, voire instigatrice, de l’assassinat de son père par un mari qui la suivait comme un bon toutou. La Suisse protestante ne pouvait pas – ne peut toujours pas – pardonner à cette «incarnation du mal» son crime, et surtout ses excès.
Pour un écrivain, ce procès demeure fascinant dans le sens où il dépasse largement le fait divers crapuleux en offrant une ouverture vertigineuse sur la psychologie du criminel. Pourquoi un homme tue-t-il? Quels ressorts cachés le poussent à agir? Quelle étrange anesthésie l’idée du meurtre opère-t-elle dans l’âme de celui qui prémédite son crime? Quels mécanismes secrets se mettent en œuvre à son insu? Le geste meurtrier ne peut être que l’aboutissement d’un processus très complexe. Et la raison humaine ne saisira jamais la quantité de petits faits simples, naturels, en apparence insignifiants et contingents, qui doivent s’additionner pour aboutir à un résultat aussi monstrueux. La conscience, la volonté, pour tout dire le libre arbitre, j’en suis convaincu, n’y occupent qu’une très faible part.

Je m’égare. Revenons à la prison de Miami, où Willy Charles Lambert continue de prendre tout sur lui, d’adjurer:
— Laissez-la, elle ne sait rien!
Mais alors, comment Josette, qui prétend tout ignorer des machinations de son compagnon, explique-t-elle la présence, dans sa propre valise, d’un corset semblable à celui que portait Lambert lors de son arrestation? Et pourquoi, s’il faisait cavalier seul, Lambert se serait-il encombré d’une passagère au faux passeport et au passé chargé?
— C’est moi qui lui ai emprunté à son insu un corset pour la circonstance. Quant à son passé, je ne le connaissais pas, comme elle n’était pas au courant de mon trafic. Elle ne sait rien, je vous dis!
Et cette petite phrase – «elle ne sait rien» – va bientôt fasciner. Mot pour mot, c’est la même adjuration que ne cessait de répéter son mari Richard Bauer lors de son arrestation à Genève en 1959. Assassinat ou trafic d’héroïne, Josette ne sait jamais rien!
Dans le doute, on porte sa caution à 100 000 dollars. La preuve irréfutable de sa culpabilité va tomber de la manière la plus rocambolesque. Voilà comment on peut reconstituer les faits:
Josette a probablement passé la douane avant son compagnon, avec plusieurs kilos d’héroïne sur elle (une robe cintrée sous la poitrine qui s’évase en forme de trapèze égare mieux l’attention qu’un polo et une veste). Terrorisée, elle assiste depuis le quai à l’arrestation de Lambert. A-t-elle un contact à Miami? Probablement. Toujours est-il qu’elle se rend à l’hôtel Carillon. Personne! Que peut-elle faire d’autre que de sauter dans un Greyhound, trouver une consigne, y déposer la drogue et retourner au paquebot pour jouer le rôle de la maîtresse naïve dupée par son amant?
La suite ne relève plus de l’hypothèse. La consigne est payée pour quelques jours. Josette n’a pas anticipé son arrestation. Comment récupérer la drogue depuis la prison? Procuration à l’appui, elle charge ses avocats (entre-temps Me Pollack, vu l’énormité de l’affaire, s’est adjoint les services de Me Prebish) de récupérer la marchandise à la gare routière de Miami et de s’en débarrasser si personne ne vient la réclamer dans les jours qui suivent. Se doutant que le sac ne contient pas que des effets personnels, Pollack et Prebish l’ouvrent… (Oh! Je hais les points de suspension au moins autant que j’aime les tirets.) Ont-ils jeté la poudre blanche dans les toilettes, comme ils l’affirment, ou l’ont-ils écoulée pour leur propre profit? Toujours est-il que la drogue a disparu. Plus aucune trace! Et Josette Bauer devient du coup le principal témoin à charge contre ses deux anciens avocats, dont la supposée malversation constitue la preuve principale qui accuse leur ancienne cliente. Rocambolesque, n’est-ce pas? Rocambolesque aussi la manière dont la police a obtenu la preuve que Josette Bauer avait bien déposé un sac à la consigne du Greyhound: les avocats n’ont pas retrouvé la clé à l’hôtel Carillon (malencontreusement tombée derrière une étagère, paraît-il); ils ont dû, pour ouvrir le coffre, signer une déclaration de clé perdue, une déclaration qui les trahira.
Je ne sais pas encore sous quel angle je vais raconter cet épisode, mais je sais qu’il sera l’accroche de mon roman. Je visualise déjà parfaitement la scène.
Le procès s’est tenu le 1er décembre dernier à la cour de district sud de Miami, présidé par le juge Mehrtens. Procès un peu trop rapide, un peu trop clément: cinq ans de prison pour importation illégale de drogue sur le territoire américain lors d’un voyage, plus deux ans pour association de malfaiteurs. C’est beaucoup trop peu pour 30 livres d’héroïne pure. De toute évidence, il y a eu un arrangement avec Washington, probablement un programme de protection de témoins. C’est ce que j’aimerais d’abord vérifier (avec ton aide?), autorisation à l’appui. Si tel est le cas, l’histoire, déjà longue et riche en rebondissements, ne fait que commencer. Aucun romancier ne pourrait résister à un tel scénario, ni à une telle héroïne. Josette Bauer, c’est le salut que j’attendais. Les Suisses – qui exigent son extradition – peuvent y voir l’incarnation du mal et clamer sous tous les cieux qu’elle n’a pas plus de sens moral qu’une chienne en chaleur, moi – qui n’ai pas à juger –, j’y vois une énergie peu commune, une aventurière fascinante, moderne, sans concession.
Mais je ne veux pas d’un simple reportage, d’une succession d’événements dont on ne verrait que la surface, à la façon du premier journaliste venu. Je veux donner de la profondeur à tous les personnages, de l’amplitude à tous les faits, des connections à toutes les actions. Les humains n’évoluent pas que dans leur propre complexion mais dans des réseaux hétérogènes qui les influencent fortement. Des réseaux, et également des lieux, avec leur énergie et leur stimulation particulières. Mon roman doit se développer aussi bien en longueur qu’en largeur et en profondeur – en trois dimensions, devrais-je dire – en variant les points de vue et en rendant compte d’une multiplicité de choses, de trajectoires, de tranches de vie. Qu’il avance comme un chasse-neige, en amassant toujours plus de matière sur son passage! Qu’il démontre que l’étiquette «roman-vérité» que je revendique – et non pas «roman non-roman», comme l’ont dénommé sarcastiquement certains critiques – n’est pas un oxymore, une formule creuse, une mystification, mais une manière de transposer le réel dans une nouvelle forme esthétique. Parce que les bons romanciers ont souvent méprisé le journalisme, et parce que les journalistes n’ont ni le talent ni la technique pour écrire de bonnes fictions, la synthèse n’a jamais vraiment été faite. Avant moi, le roman de non-fiction n’était encore que du marbre attendant un sculpteur, une palette de couleurs attendant un peintre. Plus que jamais, je veux incarner cet artiste.
Avec De sang-froid, le matériau employé, le point de vue adopté, le style utilisé étaient radicalement différents de tout ce que j’avais entrepris jusque-là. J’ose prétendre avoir créé une œuvre d’art en même temps qu’une nouvelle manière d’écrire – mais, hélas, à quel prix! Je m’y suis trop profondément investi sur le plan émotionnel. Je ne veux plus commettre la même erreur.
Pour commencer, je voudrais «sous-écrire» (la plupart des écrivains sur-écrivent). En relisant ce que j’ai déjà rédigé de Prières exaucées, et même certains passages de De sang froid, je me suis rendu compte que mon style, parfois, se faisait trop dense: il me faut trois pages pour atteindre des effets que j’aurais pu obtenir en un seul paragraphe. Avant tout, que cette création soit belle parce qu’il me paraît essentiel, aujourd’hui plus que jamais, qu’un écrivain soigne la forme: le monde a perdu la tête, l’art seul est sain d’esprit, et une fois dispersées, une à une, les ruines des anciennes civilisations, la preuve est faite qu’il ne demeure que les poèmes, les tableaux, les sculptures et les livres. Et parce qu’il nous faut transformer tout ce qui nous meurtrit en art: c’est l’unique moyen de supporter ses blessures, n’est-ce pas, petite Nelle?
Dis-moi de te rejoindre en Alabama! Dis-moi que nous irons ensemble à Miami! Tu sais que j’ai les bonnes manières d’une seringue. Que ferai-je si tu n’es pas là pour arrondir les angles?
Une fois encore, je n’ai pas cessé de parler de moi et de me plaindre. Sois gentille, petit oiseau moqueur, de ne pas en vouloir à ton si ennuyeux mais toujours si affectueux
T
qui t’entoure
de tendresse
de caresses
et de tonnes de bisous.


p. 131 — 139

L’Algérie en 1965?
Un bouillon de culture et de violence révolutionnaires.
La capitale algérienne est devenue le foyer intellectuel de la contestation internationale. On y retrouve les dirigeants des mouvements de libération, en premier lieu, après les troubles en Angola, en Guinée-Bissau et au Mozambique, les exilés des colonies portugaises. Et, bien sûr, les exilés marocains, telle la figure même du mouvement anticolonialiste Mehdi Ben Barka, qui préside alors le comité préparatoire de la conférence tricontinentale devant réunir à La Havane, en janvier 1966, les représentants des mouvements de libération des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Son assassinat près de Paris, le 29 octobre 1965, illustre bien le climat de violence extrême qui règne alors. On ne dira jamais officiellement jusqu’à quel niveau le gouvernement français fut impliqué dans cette affaire, alors que l’enquête judiciaire a mené rapidement à des hommes politiques proches du pouvoir, des policiers et des truands liés au SAC ou au SDECE – ceux-là mêmes que Josette a fréquentés, et fréquentera encore en toute ignorance –, mais il reste évident qu’à tous les niveaux, de Pompidou à de Gaulle, l’assassinat de l’opposant marocain fut couvert par l’État dans une parodie de justice.
A Alger toujours, les intellectuels du Cap-Vert, métis et minoritaires, font écho aux courants libérateurs venus du continent américain: en 1965, l’une des figures les plus puissantes du mouvement noir aux États-Unis, Malcolm X, séjourne dans la ville blanche; Ernesto «Che» Guevara en personne, avant d’aller au contact des maquis du Congo, y passe également au printemps, exactement au moment où Josette Bauer, ou plutôt Paulette Fallai, pose le pied à l’aéroport, presque sans bagages, sous les yeux médusés de douaniers peu aimables…

Mori lui a bien donné les noms de deux contacts, un Algérien et un pied-noir, rencontrés lors de quelque truanderie financière. Mais c’était avant les accords d’Evian. Depuis, les Français se font rares et ceux qui sont restés ne sont guère en odeur de sainteté. Le sentiment de ne plus être protégés par l’armée française et l'insécurité latente, caractérisée par des enlèvements, des assassinats, des attentats et des exécutions sommaires, ont conduit beaucoup d’Européens à un exode brutal et désordonné. L’arrivée de Josette Bauer à Alger en cette seconde moitié de mars 1965 est donc parfaitement anachronique au moment où la plupart des Français, contraints à fuir, font le trajet inverse.
Mais Josette ne manque pas de ressources, on l’a déjà vu. Elle sait parfaitement nager en eaux troubles et sa faculté d’adaptation est aussi prodigieuse que son sens de l’opportunisme est aiguisé. D’autant plus que le contact algérien s’avère efficace: un haut fonctionnaire, cultivé, distingué, à la sensibilité et à la culture françaises, lui fournit un logement et la dirige vers un concours hippique important de la capitale.
Josette ne laisse pas passer sa chance. Elle y noue des contacts sélects qui l’amèneront rapidement à Constantine pour s’occuper d’un centre équestre, lieu privilégié de la bonne société locale.
Si bien qu’à peine un mois après son arrivée, toutes ses prières semblent exaucées: voilà notre fugitive en maître d’œuvre, libre, autonome, avec un cercle d’amis qui l’invitent régulièrement, s’occupant de l’un ou l’autre cheval de riches propriétaires, donnant des leçons d’équitation aux enfants des membres du club, bien installée dans une nouvelle patrie que tant d’autres fuient sous la peur et la contrainte.
Et encore:
Un nouveau permis de conduire au nom de Paulette Fallai.
Une liaison passionnée, mais forcément secrète, avec une élève.
Un compagnon fidèle, qui la suit partout, un lévrier chiot qu’elle appelle Targui, reçu en cadeau d’un chef touareg lors d’une mémorable promenade à cheval dans le désert.
Un important concours hippique en préparation.
En mai 1965, Josette semble à l’apogée de sa nouvelle vie.
Une ascension vertigineuse… aussitôt suivie d’une chute brutale, en deux étapes, qui la forcera, dix-huit mois plus tard, à fuir l’Algérie. Car Josette fait partie de ces aventuriers qui ont autant de génie pour activer leur ascension sociale que pour générer leur déclin, mais qui n’ont pas une once de talent pour faire fructifier leurs acquis.
Et quand, de plus, la malchance s’en mêle…
Une malchance qui ne la quittera jamais, qui collera toujours comme un animal entêté à ses bottes d’équitation aussitôt que sa situation semble atteindre une forme de stabilité.

Samedi 19 juin 1965.
Musique martiale ininterrompue à la radio.
Bruit des blindés sur les routes.
Militaires prenant position autour du centre équestre pour en contrôler les accès.
«Simple mesures de sécurité», clament les officiers en réponse aux regards interrogateurs.
En réalité, un coup d’État.
Le premier président de la République de l’Algérie indépendante n’a pas vu monter le danger. Son principal appui, le colonel Boumédiène, a tissé méticuleusement sa toile: vice-président du gouvernement, ministre de la Défense, il dirige l’armée et la toute-puissante sécurité militaire, véritable police secrète à sa solde. En contrôlant autant de points névralgiques du pouvoir, il ne lui faudrait pas plus de deux heures pour renverser le président. Ce qu’il fait la nuit du 19 juin, la mise à pied du ministre des Affaires étrangères Abdelaziz Bouteflika, du même clan que lui, servant de prétexte.
A 2 h 30, Ahmed Ben Bella est réveillé sans ménagement et enjoint de s’habiller à la hâte. Accusé, comme il se doit en ces circonstances, de haute trahison par un autoproclamé Conseil de la Révolution, encadré par trois officiers, il monte dans une voiture noire qui l’emmène vers une destination inconnue…
Mission accomplie.
Au matin, les Algériens se réveillent au bruit des chars et des hommes en tenue de combat postés à tous les points stratégiques de la capitale, et très vite dans toutes les autres villes du pays. Parmi ces gens au réveil médusé, une certaine Paulette Fallai, alias Josette Bauer.
Aucun bain de sang. Mais la presse étrangère est interdite, les communications téléphoniques coupées, la chasse aux ben-bellistes et aux opposants de gauche lancée dans les ruelles, à la fois massive et violente. Les camions de l'armée sillonnent les rues, les manifestants répondent aux cris de «Boumédiène assassin!», la radio passe en boucle des appels au calme accompagnés de menaces. Partout, ce sont patrouilles militaires et rues quadrillées par les automitrailleuses; et bientôt, arrestations musclées (dont des Français soupçonnés d’être des partisans de Ben Bella), disparitions qui se multiplient au fil des semaines, centaines de morts…
Et Josette dans cette effervescence revancharde et meurtrière?
L’armée a pris ses quartiers autour du centre équestre où elle habite, seule avec Targui, dans une petite maison au confort élémentaire. Si, la journée, ses activités professionnelles ne sont pas trop perturbées par la surveillance militaire, la nuit, sa situation privée devient précaire.
Une femme seule, une Française de surcroît, et tous ces soldats…
Certains frappent à sa porte sous divers prétextes.
De plus en plus souvent. De plus en plus nombreux.
Très vite, sa position devient intenable. On ne frappe plus, on cogne à coups de crosse de fusil pour lorgner la Française.
Avant l’irréparable, Josette emménage avec Targui chez une amie dans un appartement de la ville ancienne. Elle respire un peu mieux, même si, les étrangers se faisant rares, on l’observe maintenant comme une bête curieuse.
Une rémission de courte durée, avant une nouvelle ironie cruelle du sort qui lui fera rencontrer sa destinée par le chemin même qu’elle a emprunté pour l’éviter. Encore cette insouciance qui lui masque les dangers? ou cette volonté malsaine de toujours tester les limites? Malgré toutes ses épreuves, Josette est restée adolescente.
Les notables algériens, du moins ceux que le pouvoir récompense, sont de plus en plus nombreux au centre équestre. Parmi eux, un fonctionnaire influent, collecteur des impôts à Constantine, qui la ramène souvent le soir en voiture à la basse ville. Il lui fait une cour assidue, de plus en plus insistante.
Elle aurait dû couper court.
Un soir, la voiture prend la direction opposée, celle des coins perdus.

Targui, de peur, s’est tapi sous les roues…

Des habits en loques, des ecchymoses au visage, un poignet cassé, une impression de souillure, une blessure indélébile.
Pire encore: quelques semaines plus tard, des nausées et des vomissements…
Une interruption de grossesse en Algérie? Impensable! Personne, même parmi ses amis les plus proches, ne veut prendre un tel risque.
Comment dénoncer un fonctionnaire influent dans un régime corrompu où les étrangers sont mal vus? Comment rapporter le viol au consulat français quand on est une femme en cavale sous une fausse identité?
Une brève rencontre à Marseille avec sa mère ne réglera pas le problème.
Josette est seule, irrémédiablement seule.
Le sauveur ne peut être que le bourreau. Il faut l’amadouer: une promesse de mariage contre une aide à l’avortement. Ensuite, on avisera. Que vaut une promesse faite à un violeur?
Mais l’autre, amoureux fou, s’y laisse prendre et use de ses relations.
Dans la région des Aurès, à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Constantine, Batna est la ville la plus haute d’Algérie. Mais son hôpital n’en est ni le plus important ni le plus salubre. Josette est endormie au librium et opérée dans des conditions d’hygiène épouvantables. Une année et demie plus tôt, c’était son visage qu’elle sentait craquer sous les coups de burin dans une semi-inconscience. Aujourd’hui, c’est son ventre qu’un chirurgien sans complaisance travaille abominablement.
Le lendemain, de retour à Constantine, un ami médecin peut cette fois l’examiner sans risques. Quelques injections de pénicilline auront rapidement raison de l’infection. Mais la blessure morale, elle, ne cicatrisera jamais.

Dès lors, sa situation se dégrade très rapidement. A Constantine comme ailleurs dans le pays, les antagonismes raciaux et politiques sont au paroxysme de l’animosité. Au centre équestre, le violeur éconduit rumine sa vengeance et répand des rumeurs qui la mettent en danger. Les vexations, du crachat aux insultes jusqu’à l’exclusion des concours hippiques, se multiplient. On parle de lui supprimer ses cours d’équitation.
En décembre 1966, aussi précipitamment qu’elle avait quitté la France, Josette fuit l’Algérie avec moins de bagages encore qu’elle n’en avait en arrivant, de peur d’éveiller les soupçons. Seul le fidèle Targui l’accompagne.

p. 187 — 192

Oui, je l’ai vue, enfin vue! Le principal témoin de l’accusation, la pièce maîtresse du procès! A distance, elle m’apparaît tout d’abord comme une ombre fragile, une silhouette mince, assez insignifiante, aux cheveux châtains un peu décoiffés, qui passe son temps à se tordre les mains nerveusement.
Quelle déception! Josette Bauer ne semble pas du tout à la hauteur de son incroyable destin. Et encore moins du rôle romanesque que je lui assignais. Mais peut-il en être autrement lorsqu’un romancier rencontre son personnage? Après les fantasmes soulevés en moi par ses régulières et incroyables apparitions dans les chroniques criminelles, la créature réelle ne pouvait qu’apparaître indigne de son mythe. Une déception salutaire toutefois, qui me rappelle à cette vérité élémentaire: on ne naît pas parricide ou trafiquant de drogue, on le devient à l’humeur parfois vicieuse des circonstances. Le destin est souvent plus monstrueux que les êtres qui en incarnent les trajectoires les plus atroces. Dans cette distorsion se situe, sûrement, l’essence même du roman.
En fait, il faut accrocher ses yeux pour commencer à comprendre quelles passions elle a pu déclencher. Des yeux immenses, expressifs, débordant d’un désir de vivre intense que même la chirurgie esthétique n’a pas réussi à gommer. Un regard extraordinairement vivant, profond, lumineux, qui semble irradier comme de magnifiques pensées épanouies. Alors seulement son charme opère. Un charme fait de la douceur de la ligne de son cou, de la finesse du grain de sa peau, de la pâleur camée de son visage. Et de son intelligence aussi. Face aux questions terriblement agressives des avocats de la défense qui n’hésitent pas à l’humilier, à la traiter de menteuse, de traînée, de balance, elle se révèle rapide, efficace, énergique. Elle se défend, elle conteste, elle contre-attaque. Par moments, les coins de sa bouche s’affaissent légèrement en une moue désabusée avant de se relever dans un sourire provocateur comme si son énergie avait toujours le dernier mot. Quelle femme!
Je dispose de tout le procès-verbal. Je ne peux résister à vous en livrer un extrait qui figurera dans mon roman sous une forme ou une autre:

— Alors vous avez signé la déclaration de clé perdue leur donnant la permission de prendre le sac?
— Oui.
— Que s’est-il passé ensuite?
— Ils sont revenus le lundi matin et Prebish m’a demandé ce qu’ils devaient faire du sac. Je leur ai dit de le garder, mais Prebish m’a répondu que c’était trop dangereux, que si personne ne venait réclamer la marchandise avant jeudi, il le détruirait.
— Que voulez-vous dire par «si personne ne venait réclamer la marchandise»? Leur aviez-vous précisé que quelqu’un les contacterait?
— Non… Oui. Je ne leur ai pas dit que j’avais écrit à Mori, j’ai dit que quelqu’un allait probablement venir de Suisse, que cette personne ne leur demanderait pas le sac directement mais qu’ils obtiendraient de l’argent en échange.
— Ont-ils demandé à être payés pour garder le sac?
— Non. J’ai simplement laissé entendre qu’ils n’auraient pas à demander de l’argent, qu’ils seraient payés.
— M. Prebish a-t-il expressément indiqué qu’il était prêt à garder le sac jusqu’à ce que quelqu’un vienne le réclamer?
— Oui.
— Et M. Pollack?
— Pollack n’a rien dit. Il avait peur, mais il était d’accord avec Prebish.
— Et M. Prebish n’avait pas peur, lui?
— Non. Ou alors il ne le montrait pas. Mais Pollack était paniqué…

Prebish et Pollack, quant à eux, ont vigoureusement nié avoir été en possession de la drogue, prétendant s’en être débarrassés, selon les instructions de leur cliente, sitôt le sac récupéré à la consigne du Greyhound. Les inspecteurs n’ont jamais retrouvé trace de ce sac acheté à l’hôtel Carillon, ni du corset contenant les sachets, ni de la moindre particule de cette poudre d’héroïne si volatile que Pollack assure avoir vidée dans les toilettes.
Le verdict vient de tomber après dix jours d’un procès retentissant dans un tribunal archicomble: les deux avocats, et leur détective, sont acquittés, faute d’éléments déterminants. Un triple acquittement qui doit sembler bien amer à Josette Bauer: si une petite clé de consigne ne s’était pas égarée derrière une étagère, aucune preuve matérielle concrète de sa participation au trafic d’héroïne n’aurait pu être retenue contre elle. Un destin tient souvent à des détails insignifiants, et vous a parfois de ces ironies!
Impossible d’approcher mon héroïne, vous le pensez bien! Deux inspecteurs l’ont escortée à la prison de Fort Lauderdale sitôt l’interrogatoire terminé. En ce moment, elle doit être dans un pénitencier quelconque que même le juge fédéral William Mehrtens, outré d’être cité à comparaître et avec lequel j’ai longtemps conversé, m’a avoué ne pas connaître. Concernant la demande d’extradition, il m’a donné cette réponse qui semble tomber sous le sens: «Je doute que le sort de cette pauvre femme soit suffisant pour déclencher une guerre entre les États-Unis et la Suisse». Il est son unique véritable défenseur, et un adversaire acharné de son extradition. Mieux, il nourrit à son égard du respect, et peut-être même de l’affection.
Histoire à suivre, comme on dit.
Je vous raconte comme promis le déjeuner royal. Nous étions six invités, et moi assis à côté de la reine mère, une petite femme assez boulotte, jolie, charmante, portant un chapeau rouge vif, immense, épinglé d’un énorme rubis. Des cocktails, puis trois vins différents au cours du repas, et enfin du cognac. En sortant, j’avais l’impression de tanguer, comme pris dans un roulis perpétuel, me demandant comment faisait la reine mère pour ne pas sembler affectée le moins du monde. Le déjeuner s’est prolongé jusqu’à trois heures (le dessert, une pure merveille! une sorte de crème au chocolat fourrée de framboises fraîches). Entre autres choses, nous avons évoqué De sang-froid, Garden City, et nous avons même parlé de vous. Eh oui, mes chers cœurs! Après l’Amérique, vous êtes maintenant connus jusqu’à la cour d’Angleterre!
Les garçons doivent attendre la fin des classes avec impatience. Je vous téléphonerai avant de quitter Key West. En attendant, je vous serre dans mes bras avec toute mon affection.
T

p. 275 — 280

Au milieu coulent les eaux grises du Rio Grande, qu’on dirait avant tout désireuses de ne pas s’attarder sur ce plateau de terres desséchées, de vautours et de serpents à sonnette.
Sur la rive est, Bosque Farms, originellement appelé Bosque del Pino – la forêt de pins.
Sur la rive ouest, Los Lunas, du nom des premiers fermiers espagnols, les Luna, à s’être installés dans la région.
Les deux villages, réunis comme un tas de détritus solitaire dans l’immensité aride, ne comptent alors guère plus de mille habitants répartis au petit bonheur le long de la rue principale qui traverse Bosque Farms avant d’enjamber le Rio Grande et d’atteindre Los Lunas. Autour, essentiellement des fermes d’élevage, chevaux et bétail, aux clôtures jonchées de carcasses de coyotes abattus qu’on peut voir de très loin sur cette haute plaine du sud d’Albuquerque, avec son air d’une pureté de désert et son dur ciel bleu. Tout y semble figé dans l’attente de quelque chose qui ne viendra jamais. Seules les diverses positions du soleil dans la journée en font varier la couleur, lui donnant par moments des reflets roses ou jaune chat scintillant dans les tremblements d’air. Et la grande rue blanche et vide, sans aucun signe de vie, entamerait l’enthousiasme le plus fébrile pour le rejeter aussitôt au fond d’un décourageant abîme.
A l’est, un terne plateau aux rebords érodés, brûlant l’été, glacial l’hiver, s’étend sur une vingtaine de kilomètres avant de toucher le pied des Manzano Mountains, une chaîne de montagnes culminant à plus de 3000 mètres et qui offre à tout le comté de Valencia son unique horizon terrestre.
Il n’y aurait, pour un voyageur en provenance d’Albuquerque, qu’une seule raison de passer par Bosque Farms et Los Lunas: la Pierre du décalogue, un énorme rocher portant une inscription taillée d’une façon régulière sur le plat de la roche et qui s’apparenterait à une version abrégée du texte biblique, même si de nombreuses erreurs stylistiques et grammaticales conforteraient plutôt l’hypothèse d’une supercherie.

Pourtant, en cette année 1971, deux nouveaux arrivants s’installent à Los Lunas. Et pas des moindres.
C’est tout d’abord une ancienne gloire du rock & roll, Bo Diddley, qui en fait sa résidence principale. Tout en poursuivant sa carrière musicale, il va officier comme shérif adjoint dans la patrouille des citoyens, offrant à la police du comté trois puissantes et rutilantes voitures de poursuite qu’il ne se privera pas, à l’occasion, de conduire lui-même, toutes sirènes allumées.
L’autre, une femme dans la trentaine répondant au nom de Jean Baker, est beaucoup plus discrète. Mais elle ne tardera pas à devenir une figure reconnue dans le village et ses environs. Personne ne lui pose de questions. D’où elle vient, ce qu’elle faisait avant, n’intéresse pas les fermiers et les éleveurs davantage tournés vers le pragmatisme le plus opportuniste que vers le jugement moral. Mais ce qu’elle sait faire, oui, cela les intéresse. Et Jean Baker démontre très vite ses aptitudes au travail et ses connaissances équestres.
On lui demande un conseil, un service.
Ses relations s’étendent.
C’est en tant que palefrenière dans différentes écuries qu’elle fait son trou. Accessoirement, elle donne des cours d’équitation. Sa première élève est une fille de 13 ans souffrant de surcalcification des os, un handicap qui touche toutes ses articulations, et pour qui l’équitation constitue une véritable thérapie.
Vers la fin de l’automne, on la retrouve à la tête de sa propre écurie. Modeste et vétuste, certes, mais louée pour une bouchée de pain à un couple de retraités, les Murray. Avec elle, une nouvelle amie, quelques chevaux en pension et deux chiens, un berger allemand et un saint-bernard, qui remplacent Bandit, écrasé par un camion sur la route de Los Lunas.
En perspective, deux concours hippiques importants à Scottsdale et San Antonio, où elle présente un pur-sang qu’on lui a confié.
Elle croit en sa bonne étoile.
Son affaire se développe sous les meilleurs auspices avec, bientôt, cinq chevaux en pension, des étalons, un pur-sang et une jument arabe prêts pour les concours d’été. Pour la première fois, elle s’est construite seule, à partir de rien, par ses propres moyens, par son propre travail, une vie à l’image de ses réels désirs. Au printemps 1972, à 36 ans, elle peut enfin être fière d’elle-même.
Que nous sommes loin de sa légende, des qualificatifs abjects des journalistes et des fantasmes laborieux de l’opinion publique! De son passé, il ne lui reste plus rien, un peu comme ces rêves dont on ne conserve qu’un vague reflet au réveil et qui s’effacent au cours de la journée.
La réclusion permet à certains de retrouver le goût de ce que la liberté peut leur offrir, comme la maladie modifie le sens que nous donnons à la vie en nous restituant la saveur de ce qui va de soi; pour d’autres, elle ne fait que développer une haine profonde, la soif des jouissances défendues et une effroyable insouciance; d’autres encore, une fois libérés, emportent leur prison avec eux, la cachent dans leur cœur comme une honte secrète et finissent par se terrer dans un trou pour mourir. Rien de tout cela pour Josette: la révolte qu’a induite en elle une condamnation injuste a simplement fait place au désir de disparaître sans faire de vagues, de s’éclipser du paysage.
Tout porte donc à croire que Jean Baker serait restée ce qu’elle est devenue à force de souffrances et de privations, une citoyenne américaine, éleveuse de chevaux fraîchement installée au Nouveau-Mexique, si Josette Bauer, ou plus exactement l’enfant qui demeure en elle, n’avait éprouvé le besoin de faire connaître cette renaissance à sa mère dont elle attend encore désespérément un compliment. Un compliment qu’elle juge, cette fois, mérité.
Sent-elle au fond d’elle-même que, pour être pleinement adulte, il faut avoir pardonné à ses parents? Elle décide donc d’écrire à sa mère, entre-temps retraitée près de Chexbres, une lettre lui racontant sa nouvelle vie dans l’espoir que cette missive scellera leur réconciliation. Comment aurait-elle pu penser que la police suisse, tenace, entêtée jusqu’à l’absurde, surveillerait toujours, huit ans après son évasion, le courrier privé de sa mère?

En avril 1972, le FBI reçoit une note des autorités helvétiques suspectant que Josette Bauer pourrait résider dans la région d’Albuquerque, et demandant qu’une enquête soit immédiatement ouverte. Une fois alerté, leur bureau de terrain au Nouveau-Mexique contacte systématiquement tous les transporteurs de courrier de la région en leur soumettant une photo de la personne recherchée. Sans succès, tout d’abord. Mais le 2 juin, M. Joseph Fink, un facteur qui distribue le courrier depuis la gare d’Albuquerque, livre un indice décisif: «Je suis en poste ici depuis treize ans. Quand la police m’a interrogé à propos de la femme sur la photo, je leur ai d’abord répondu qu’elle n’était certainement pas sur ma liste de diffusion. Puis j’ai regardé l’image de plus près, et tout à coup il m’est revenu à l’esprit que j’avais déjà rencontré ce visage dans un bureau de poste de Peralta, un village voisin de Bosque Farms.»
L’étau se resserre.